Free Novel Read

Au pays des ombres Page 12


  Ce problème réglé, il revint dans le salon où il décrocha le téléphone. Le numéro de Michel était programmé, et il n’eut qu’une touche à enfoncer pour appeler la maison voisine.

  – Allô ?

  Michel décrocha presque aussitôt. Il ne s’était sans doute pas couché, examinant peut-être les dernières découvertes de Vincent, les analysant froidement, appréciant leur portée véritable, leur impact probable et leurs implications.

  – Michel, dit-il d’une voix chargée d’excitation, c’est Vincent. C’est incroyable. Alex ne s’est pas suicidée.

  – Quoi ? Comment tu le sais ? Ça t’est venu comme ça ?

  En quelques mots, Vincent le mit au courant de l’existence de la lettre d’adieu que Julia avait conservée, et de son étonnement devant les nombreuses fautes qui la ponctuaient.

  – Et tu te bases sur quelques fautes d’orthographe pour conclure qu’on l’a tuée ?

  – Absolument ! Nous, on s’en fout un peu, mais Alexandra était super exigeante en grammaire et en orthographe. Elle disait que c’était hyper important, et c’était toujours elle qui s’occupait du courrier ici. Or Julia est comme elle. Elle s’en est tout de suite rendu compte !

  – Tu vas en parler aux enquêteurs ?

  – Pas encore. Le temps qu’ils reprennent l’enquête, je serai bouclé pour le meurtre de Kervalec. D’autant plus que ça me donne un sacré motif de le tuer s’il était bien l’assassin d’Alex. Ma meilleure chance est de résoudre l’affaire avant qu’on ne m’en empêche.

  – Tu veux que je t’aide ?

  – Pas la peine. Demain à l’aube, je me charge de la veuve.

  – Ok, mais si tu as besoin de moi, tu sais où me trouver.

  – Merci, mais je crois que ça va aller. Ah ! Et j’ai une bonne nouvelle.

  – Dans ce contexte ?

  – En fait, j’en ai deux. La première c’est que, puisqu’Alexandra ne s’est pas suicidée, je peux reporter ma rancœur et ma colère sur quelqu’un d’autre. La seconde, c’est que, sans plus de raison de culpabiliser, je n’ai plus à noyer mes remords dans l’alcool. Je ne boirai plus.

  Michel ricana.

  – Promesse d’ivrogne. Quand tu es sorti de chez moi, tu tenais à peine debout.

  – Cette histoire m’a dégrisé. Je me sens aussi sobre que le jour de ma première communion. Et je viens de vider tous mes stocks de whisky dans l’évier.

  – Tu crois pouvoir tenir le coup ?

  – L’alcoolisme n’est pas une maladie, c’est un symptôme. Et le sevrage dure entre trois et sept jours. J’y arriverai. Maintenant j’ai un but, et une fille dont j’ai la responsabilité et que j’ai trop négligée ces derniers mois.

  – Si tu le dis… En tout cas, tiens-moi au courant.

  Sur un dernier échange de promesses de soutien mutuel, les deux amis raccrochèrent.

  Vincent éteignit les lumières de chaque pièce. Il entrouvrit la porte de la chambre de Julia. Sa fille était couchée et lui tournait le dos.

  – Tu dors ?

  Elle ne répondit pas et il allait refermer lorsqu’il la vit bouger légèrement. Il entra et vint s’asseoir sur son lit. Elle se raidit quand il passa la main dans ses cheveux. Elle était tendue comme une corde de violon, sans doute encore sous le choc de leur découverte.

  – Je ne veux pas que tu t’inquiètes, dit-il doucement. Tu n’as rien à te reprocher. Le principal est que tu m’aies remis cette lettre. Elle change tout, tu comprends ? Ni toi ni moi ne sommes responsables de la mort de ta mère. Je vais reprendre l’enquête et faire la lumière. Toute la lumière…

  Julia se redressa soudain dans son lit et l’enlaça. Elle le serra contre elle à l’étouffer.

  – Papa, sois prudent. Je ne veux pas que tu meures toi aussi.

  – Ne t’inquiète pas. De toute façon, je crois t’avoir dit que celui qui a fait ça est déjà mort. Je vais juste m’assurer que c’était bien lui le coupable, mais je pense qu’il y a quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent pour que ce soit le cas.

  – Fais attention !

  – Ne crains rien. Je suis solide comme un roc. Ah ! Je voulais te dire. Je ne boirai plus.

  – C’est vrai ?

  – Juré.

  Elle l’étreignit si fort qu’il eut l’impression qu’elle allait lui briser les côtes. Il lui caressa doucement les cheveux et déposa un baiser sur son front.

  – Dors, maintenant.

  Elle le laissa aller et s’allongea. Il ressortit de la chambre et referma doucement derrière lui.

  Au moment de se mettre au lit à son tour, il hésita, passa dans la salle de bains et prit une douche pour chasser les dernières traces d’alcool de son organisme. Même sa sueur était imprégnée de cette odeur.

  C’est un homme quasiment neuf qui se glissa entre les draps. Un instant, sa main tâtonna à côté de lui, mais la place était vide et froide.

  Quelqu’un en était responsable.

  Kervalec ? Peut-être. Mais peut-être pas. Peut-être était-ce celui qui avait tué Kervalec, peut-être Kervalec était-il mort parce qu’il venait lui révéler la vérité ? Auquel cas, le meurtrier du garagiste était vraisemblablement celui qui avait aussi tué Alexandra.

  Dans cette hypothèse, Vincent comptait bien découvrir son identité et le lui faire payer.

  Chapitre Vingt-Huit

  Vincent passa à la PJ pour poser quelques jours de congé. L’échéance approchait, il ne pouvait plus se permettre de perdre du temps. Il rassembla les pièces du dossier Kervalec, puis avertit le commissaire Castelan qu’il serait absent pour quelque temps.

  – Cela ne m’arrange pas, constata ce dernier.

  – Si je ne résous pas cette affaire avant la fin de la semaine, je risque de me retrouver au trou, je te manquerai encore plus, et pour plus longtemps !

  Castelan sourit.

  – On n’en est pas là, non ?

  Vincent haussa les épaules. Il avait décidé de ne rien dire de la lettre d’adieu qu’il venait de découvrir. Cela lui donnait une longueur d’avance sur ses collègues. S’il ne parvenait pas seul à découvrir la solution, il serait toujours temps de leur en parler lorsqu’on le bouclerait. Mais il ne se faisait guère d’illusion : le mot avait été rédigé devant un meurtrier incapable de discerner le message codé qu’il contenait. Ce qui continuait à le placer en tête de la liste des suspects.

  – En tout cas, je risque d’être sacrément gêné dans mes mouvements.

  – Ok, prends le temps qu’il te faut. Et si tu as besoin de quelque chose, appelle.

  – Merci.

  Vincent prit ses affaires et le dossier Kervalec. Tout en saluant ses collègues qui prenaient leur boulot, il s’apprêtait à partir lorsque Castelan l’interpella. Surpris, il revint sur ses pas.

  – Laisse ton arme ici, lui ordonna Castelan.

  Cette demande le contraria, mais elle était logique. Il partait en congé pour plusieurs jours et il n’avait aucune raison d’emporter son arme. D’autre part, l’enquête qu’il allait mener était strictement personnelle. Il décrocha donc l’étui de sa ceinture et le posa sur le bureau de son supérieur.

  – Prends-en soin, j’y tiens.

  – Compte sur moi.

  Vincent repartit. Il ne pensait pas en avoir besoin, car, de toute façon, il lui restait son arme d’été, un Smith et Wesson 60, petit revolver en acier inoxydable de calibre trente-huit, cinq coups, idéal pour planquer dans un étui de cheville ou une banane de ceinture. Discret et efficace. Celui-ci était demeuré chez lui où il pourrait le prendre en cas de besoin.

  Il quitta la PJ.

  Chapitre Vingt-Neuf

  Le commissaire Castelan attendit que Vincent ait disparu, puis il rangea l’arme dans son tiroir qu’il ferma à clef. Son regard se porta vers son téléphone et il hésita un instant avant de le décrocher.

  Il composa le numéro du commandant Monnier qui figurait sur son éphéméride depuis qu’ils s’étaient parlés.

  – Ah ! fit celui-ci lorsqu’ils furent e
n ligne, j’allais justement vous appeler. Vous avez des nouvelles de votre gars ?

  – Il sort d’ici. Il a pris quelques jours pour suivre une piste.

  – Merde. Vous pouvez le rappeler ?

  – Attendez.

  Castelan posa le téléphone et se leva. Il passa la tête dans la grande salle commune à toute la brigade. Vincent n’y était plus.

  – Vincent est parti ?

  – Il vient juste de filer.

  – Rattrapez-le, j’ai besoin de lui.

  Marc Bouget, un de ses collègues, disparut aussitôt dans le couloir.

  Castelan revint à son bureau et reprit le téléphone.

  – Il n’est plus là, mais j’ai envoyé quelqu’un le chercher. Qu’est-ce que vous lui voulez, vous avez du nouveau ?

  – Plutôt. J’ai même un mandat.

  – C’est de la connerie. Vincent n’a pas tué votre homme. C’est idiot de l’arrêter, pensez à la presse, à l’opinion publique…

  – Mon homme, je ne sais pas, mais on parle maintenant de trois cadavres, ça commence à faire beaucoup. Je pense que la presse et l’opinion publique ne comprendraient pas que le principal suspect reste en liberté, surtout s’il s’agit d’un flic.

  – Trois cadavres ? Comment ça trois cadavres ? Qui sont les deux autres ?

  Marc Bouget ouvrit la porte de son bureau au même instant, et Castelan n’entendit pas la réponse de Monnier.

  – Commissaire, Vincent a disparu, dit Bouget.

  Monnier poussa un juron à l’autre bout du fil.

  Chapitre Trente

  Vincent s’était contenté de poser le dossier sur la banquette arrière de sa voiture avant de quitter le parking de la PJ. Il ne vit pas Bouget qui arrivait alors qu’il s’engageait dans la circulation sans que son collègue puisse l’arrêter. Il tourna tout de suite sur la gauche, traversa la Seine pour attraper la rue de Rivoli, et prendre la direction de la Défense d’où il regagnerait Nanterre.

  Et cette fois, la veuve de Kervalec lui dirait tout ce qu’elle savait : il n’avait plus le loisir de se montrer patient.

  La circulation était dense et la matinée tirait à sa fin lorsqu’il arriva sur Nanterre. Il hésita à passer chez lui pour déposer le dossier et décida donc de se rendre d’abord chez la femme du garagiste afin d’en finir au plus vite. Mais ses plans furent contrariés car, en arrivant aux abords du garage Kervalec, il devina immédiatement qu’il se passait quelque chose d’anormal. Des barrières de sécurité empêchaient le passage, et il dut se garer un plus loin et terminer à pied.

  Une camionnette de la police scientifique était rangée devant chez Kervalec. Tout le haut de l’immeuble avait disparu. Il ne restait que des morceaux de poutres noircies par les flammes qui avaient ravagé le bâtiment.

  Vincent sortit sa carte et la montra au planton qui montait la garde devant les ruines encore fumantes. L’homme en uniforme le salua, et il lui rendit son salut machinalement.

  – Qu’est-ce qui s’est passé ?

  – Incendie criminel.

  – Des victimes ?

  – Deux. Une femme et un gosse.

  – Et comment sait-on que c’est un incendie criminel ?

  Le planton haussa les épaules.

  – Pour l’incendie, je ne sais pas. Faudrait demander aux pompiers. Mais pour les cadavres, la femme avait une balle dans la tête. Ça ressemble pas trop à un accident.

  La nouvelle assomma Vincent. Après Kervalec, on venait de supprimer sa femme et son fils. Une piste qui se refermait donc devant lui. Le planton le regardait d’un drôle d’air et Vincent se demanda quelle attitude adopter désormais.

  Il n’avait rien à faire ici et sa présence ne pourrait que surprendre les techniciens de l’Identité judiciaire. Mais, s’il repartait comme il était venu, son comportement paraîtrait suspect au planton.

  Son téléphone portable le tira de ce mauvais pas. Il le sentit soudain vibrer dans sa poche et le sortit en s’excusant. Le planton détourna la tête tandis que Vincent s’éloignait de quelques mètres. L’appel provenait de Julia.

  Il décrocha tout en feignant d’adopter une attitude nonchalante. Le planton se désintéressait de lui.

  – Papa ?

  Sa fille murmurait et il avait du mal à l’entendre. Il se boucha l’autre oreille et s’éloigna de l’animation de la rue, remontant vers sa voiture.

  – Julia ? Je ne t’entends pas. Qu’est-ce qui se passe ?

  – Je ne peux pas parler plus fort. Je t’appelle des toilettes. En cachette.

  – Pourquoi te caches-tu ? Qui est là ?

  – La police. Ils ont fouillé partout. Ils ne m’ont pas dit pourquoi.

  Vincent jeta un regard vers les restes du bâtiment calciné. Il avait bien son idée sur la raison de cette perquisition. Grand bien leur fasse, ils pouvaient toujours fouiller…

  – Ils ont trouvé un pistolet.

  – Oui, c’est normal. C’est ma deuxième arme, mon Smith & Wesson.

  – Non, ce n’est pas le Smith et Wesson. Ils l’ont trouvé aussi. C’en est un autre. Il y en a deux. Le Smith & Wesson, c’est un revolver, tu m’as expliqué la différence. Celui-là, c’est un automatique. Noir, en métal. Pas un Glock non plus.

  C’était impossible. Il ne possédait que deux armes, le Glock que Castelan venait de lui confisquer, et le Smith & Wesson. Si on avait découvert un automatique chez lui, c’est que quelqu’un l’y avait déposé. Et avec ce qu’il venait d’apprendre, ce n’était pas une bonne nouvelle : la police venait vraisemblablement de retrouver l’arme ayant servi à tuer Kervalec et sa femme.

  – Ne quitte pas.

  Il jeta un dernier regard en arrière. Le planton l’observait, commençant visiblement à se poser des questions à son sujet. Vincent tourna au coin de la rue et hâta le pas jusqu’à sa voiture.

  Il s’engouffra dans le véhicule, démarra et se fondit dans la circulation. Son premier réflexe fut de gagner l’autoroute, mais ce faisant, il risquait de tomber plus vite dans la souricière.

  Il trouva à se garer sur une place dont il ignorait le nom et reprit le téléphone. Un plan commençait à se former dans son esprit.

  – Tu es toujours là ?

  – Oui, souffla sa fille.

  – Bien, n’aie pas peur. Tout va s’arranger. C’est un malentendu. Je vais revenir bientôt, mais aujourd’hui j’ai des tas de choses à faire.

  Il entendit un sanglot à l’autre bout du fil et s’en voulut de ne pas être là pour rassurer Julia. Il se jura alors qu’il pourrait bientôt lui consacrer tout son temps. Il allait tout faire pour ça. Son premier réflexe fut de lui dire d’aller trouver Michel, mais il risquait d’avoir besoin de lui et ne pouvait lui demander de garder sa fille s’il devait ensuite le solliciter en urgence. Il lui fallait quelqu’un d’autre. Quelqu’un de confiance… Un nom lui vint à l’esprit, comme une évidence.

  – Je vais appeler Muriel, lui dit-il. Tu te souviens d’elle ? C’était une amie de Maman. Je l’ai rencontrée voici quelques jours, elle m’a parlé de toi. Elle va s’occuper de toi. Je t’aime.

  – Moi aussi ! Fais attention !

  – Ne t’inquiète pas. Je t’embrasse.

  Il raccrocha. Un whisky lui aurait fait le plus grand bien. C’était l’heure où il commençait à boire habituellement et là, le besoin se faisait sentir. Il y avait bien un bistrot à l’angle de la place, à côté d’une banque…

  Il sortit de voiture, examina un instant le bar mais il réalisa qu’il avait mieux à faire et n’avait pas de temps à perdre. Il se rendit au distributeur, retira tout l’argent que sa carte lui autorisait. De quoi vivre quelques jours. Puis il composa le numéro de Muriel en revenant à sa voiture. La jeune femme parut surprise de l’entendre, et plus encore lorsqu’il lui expliqua qu’il devait partir précipitamment et lui demandait de veiller sur sa fille. Ce n’était pas vraiment ce qu’elle avait envisagé lorsqu’elle lui avait proposé son aide. Récalcitrante tout d’abord, elle se laissa convaincre lorsqu’il lui dit avoir la preuve qu�
��Alexandra ne s’était pas suicidée.

  – On l’a donc bien tuée ! Je le savais.

  – On l’a tuée, et ce n’est pas moi. J’ai besoin de quelques jours pour faire la lumière sur tout ça, mais la police veut me coller une sale affaire sur le dos.

  – Mais, c’est toi la police !

  – Écoute, c’est trop long à t’expliquer. La femme et le fils du type qui s’est fait descendre près de chez moi à Cabourg ont été tués cette nuit, et mes collègues sont en train de perquisitionner mon domicile. Si je rentre, ils vont me boucler et je vais perdre un temps précieux à tenter de me justifier. Je serai plus utile dehors. Acceptes-tu, oui ou non, de t’occuper de Julia ? Fais-le pour Alexandra si tu ne le fais pas pour moi. On doit retrouver son assassin, et je suis le mieux placé pour ça.

  – Bien sûr. Je file chez vous de ce pas. Je te rappelle dès que c’est réglé.

  – Non, moi je te rappellerai. Je vais couper mon portable pour ne pas être repéré.

  – Mais, bon sang, tu es vraiment en cavale ?

  Il soupira.

  – On peut dire ça comme ça.

  – Tu as besoin de quelque chose ?

  – Juste que tu veilles sur Julia quelques jours. Ce sera vite réglé, dans un sens ou dans un autre.

  – Tu ne vas pas faire de connerie, au moins ?

  – Crois-moi, je n’en ai pas l’intention. Je veux juste retrouver le responsable de tout ce merdier. Et je vais le faire. Tu t’occupes de ma fille, je compte sur toi ?

  – Promis.

  Ils raccrochèrent sur cette promesse, et Vincent composa aussitôt le numéro de portable du commissaire Castelan.

  – Vincent ? Où es-tu ? Monnier te cherche.

  – Écoute, je n’ai que quelques minutes, et pas de temps à perdre. Je pars quelques jours. Je dois vérifier quelques points.

  – Ne fais pas le con, Monnier a trouvé un nouveau lien entre Kervalec et toi.

  – Lequel ?

  – Son fils allait dans la même école que ta fille.

  Vincent n’était pas au courant. Peut-être Alexandra l’avait-elle su ? Peut-être était-ce là qu’elle avait fait la connaissance de Kervalec ?