Au pays des ombres Page 13
– Il y a plus grave.
– Quoi ?
– La veuve de Kervalec a eu un accident.
– Je sais, je viens d’y passer. Le planton m’a parlé d’une balle dans la tête. Tu parles d’un accident !
– Vincent, tu dois revenir. Si tu te tires, tu te mets en très mauvaise position.
– Je n’ai pas le choix. Si je me livre, je vais me retrouver en détention.
– Mais non…
– Mais si. Merci pour tout. Et je te jure que je ne suis pour rien dans tout ça. Je te tiendrai au courant.
Vincent raccrocha et coupa son portable. Pour faire bonne mesure, il en ôta également la batterie. Bien malin qui le repèrerait maintenant. Il préférait ne pas courir de risques inutiles et quitta aussitôt le parking. Il appellerait Michel d’une cabine. Puis il alla faire le plein dans une station-service, acheta une carte routière de la France, trois bouteilles d’eau et diverses barres d’aliments qu’il pourrait garder plusieurs jours. Il régla le tout avec sa carte Visa qu’il utilisait pour la dernière fois. À partir de maintenant, il paierait toutes ses dépenses en espèces.
Il ouvrit le dossier de Kervalec, vérifia son lieu de naissance : un village près de Pontivy. Il déplia la carte : la nationale 12 ferait mieux l’affaire que l’autoroute, et il passerait plus facilement inaperçu. Il était sans doute trop tôt pour que des barrages routiers aient été mis en place, il n’était tout de même pas l’ennemi public numéro un. De longues heures de route l’attendaient.
Pour la première fois depuis un an, il avait l’esprit clair et se sentait animé d’une énergie farouche. Il était sur la piste du meurtrier de sa femme, et ne s’arrêterait pas avant d’avoir fait toute la lumière sur ce qui s’était passé. En espérant que cela lui permettrait d’identifier l’assassin de Kervalec, et, en conséquence, de prouver son innocence.
Chapitre Trente et Un
Vincent s’arrêta à l’entrée de Pontivy. Il avait écouté la radio durant tout le trajet, à l’affût du moindre bulletin d’informations. On avait évoqué à chaque fois le double meurtre de Nanterre et indiqué qu’un suspect était recherché mais sans donner plus d’indications. Il en déduisit que son identité n’avait pas été communiquée à la Presse. La « grande maison » préférait laver son linge sale en famille, et on ne diffuserait sa photo à la télévision qu’en dernier recours si on ne parvenait pas à le capturer après plusieurs jours de traque. Pour l’instant, on devait avoir bloqué les frontières et les gendarmes devaient scruter les visages des conducteurs aux péages des autoroutes. Pour l’heure, il pouvait donc sans doute se considérer comme relativement tranquille, à condition de prendre quelques précautions.
C’est pourquoi il se rendit dans un supermarché où il fit l’acquisition d’un sac de voyage, de taille raisonnable, qui lui permettrait de descendre dans un hôtel sans éveiller les soupçons du réceptionniste. Il profita de l’occasion pour s’équiper également de sous-vêtements et de chemises. De quoi tenir deux jours, ensuite il aviserait. Si son enquête n’avait pas progressé, il ne lui resterait sans doute pas d’autre option que de se constituer prisonnier et d’abandonner les rênes à ses collègues. Devant le rayon des spiritueux, il eut une hésitation. La soirée promettait d’être longue et il n’avait rien bu depuis la veille.
Un petit verre ne changerait pas grand-chose ? Il n’était pas obligé d’acheter une bouteille, une flasque suffirait, juste cinquante centilitres…
Il se détourna. Il n’avait plus besoin de ces béquilles. Dans trois jours, son corps ne ressentirait plus le manque. Il devait tenir. Il avança vers la sortie, les mâchoires serrées, jusqu’à ce qu’un grand calme l’envahisse tout à coup. Comme s’il venait de pénétrer dans un autre univers, ou comme si quelqu’un s’était soudain trouvé à ses côtés pour l’aider à pousser le caddie, loin des rayons tentateurs. L’esprit soudain apaisé, il passa à la caisse. Il était le seul client et la caissière ne leva même pas la tête en enregistrant ses achats. Il paya en espèces, s’éloigna sans avoir suscité le moindre signe d’intérêt de la part de cette personne qui ne devait penser qu’à l’heure de la sortie.
Dans la galerie marchande, un magasin de vêtements faisait des promotions. Il entra, essaya une veste de couleur gris clair. Ce n’était pas de la meilleure qualité, mais tout ce qu’il voulait c’était changer d’apparence. Elle ferait l’affaire. Lorsqu’on diffuserait son signalement, on parlerait d’un costume noir.
Il s’agissait de peu de choses, mais ces détails pouvaient faire la différence entre pouvoir passer incognito et le risque de se faire repérer immédiatement. De retour au parking, il mit sa veste noire dans le sac de voyage, arracha les étiquettes de celle qu’il venait d’acheter et l’enfila.
Il était paré pour trouver un hôtel pour la nuit sans trop attirer l’attention. Un établissement simple, apprécié des voyageurs de commerce. L’idéal aurait été un de ceux où l’on règle par carte à l’entrée. Mais, s’il utilisait sa carte Visa ce soir, il risquait de trouver des gendarmes au pied de son lit, le lendemain matin. Il y a de meilleurs réveils pour un OPJ.
Chapitre Trente-Deux
Au petit matin, sa chambre était calme. Il resta un moment allongé, les sens à l’affût du moindre bruit pouvant trahir une présence dans le couloir ; il n’entendit que les écoulements des baignoires aux différents étages du Formule 1 où il avait trouvé refuge.
Comme il s’y attendait, la télévision n’avait pas encore diffusé sa photo, et les présentateurs des journaux qu’il avait regardés la veille au soir, n’avaient fait que reprendre ce que la radio avait déjà annoncé dans le courant de la journée : une femme et son fils avaient été assassinés, la nuit précédente, et on recherchait un suspect.
Il aurait voulu appeler Julia pour lui parler, ou Castelan pour tenter de se justifier avec plus de détails que lors de leur dernière conversation, mais son appel serait localisé dans la minute et les pandores du coin seraient trop heureux de monter des barrages dans toute la région pour arrêter un flic de la PJ. Ils n’auraient pas fini d’en rire lors des longues soirées de garde.
Non, il était seul et devrait terminer seul ce travail. Dans un premier temps, il irait trouver les parents de Kervalec et voir ce qu’ils pourraient lui apprendre.
Il avait l’impression de se débattre dans le vide, de se battre contre des moulins à vent. Qu’est-ce que Michel lui disait toujours ? « Tu fonces sans réfléchir. Arrête-toi et prends le temps de raisonner latéralement. Tu es un bélier et tu te cognes contre les murs. Apprends un peu la ruse et la patience. »
Facile à dire. En ce moment, il n’avait pas le choix. C’était une question de rapidité. Il devait agir et agir vite. Chaque minute qui passait était mise à profit par ses collègues pour resserrer la nasse qui le prendrait au piège. Et même s’il ne croyait pas beaucoup aux erreurs judiciaires, il avait tout de même connu des cas où des innocents avaient eu toutes les peines du monde à se disculper. Et certains avaient des dossiers moins lourds que le sien.
Il rejeta les couvertures et se leva. Le temps de passer sous la douche, et il repartirait en quête.
« Bille en tête ».
Chapitre Trente-Trois
C’était un petit village breton comme il en existe des centaines, situé à quelques kilomètres de Pontivy. Deux routes départementales s’y croisaient entre deux collines au milieu de nulle part : la forêt d’un côté, les champs et les vergers de l’autre. Et un vent à décrocher le clocher de l’église appuyée contre un petit cimetière où les croix celtiques, couvertes de mousse, cédaient la place à des monuments plus modernes. Vincent gara sa voiture sur un parking désert à droite de l’entrée du cimetière.
Il traversa la petite place entourée de maisons de pierre grise, semblables à une formation de guerriers barbares arc-boutés contre la tempête. Il descendit jusqu’à l’unique commerce, dont l’étroite vitrine poussiéreuse croulait sous un bazar hétéroclite d’ustensiles de toutes sortes. Devant
l’entrée, une enseigne métallique annonçait la une de Ouest-France et grinçait dans le vent. Au fond de la boutique, Vincent distingua un grand panier en fer accroché au mur, rempli de quelques baguettes de pain attendant le client.
Au-dessus de la porte, on pouvait lire en lettres défraîchies « Épicerie, Quincaillerie, Journaux ». « Dépôt de pain » avait été rajouté sur un carton que le temps avait jauni, scotché sur la porte et oublié là depuis des lustres.
Une femme sans âge, vêtue de noir comme un corbeau, traversa la place et entra dans l’église.
Vincent lui emboîta le pas. Pour ce qu’il cherchait, le curé lui serait plus utile et peut-être moins enclin que l’épicier-droguiste-libraire-marchand-de-pain à appeler les flics lorsqu’il découvrirait sa photo aux informations télévisées, un de ces soirs.
Vincent n’était pas spécialement religieux. Élevé dans la foi catholique, son expérience professionnelle lui avait fait souvent douter de l’existence d’un Dieu juste et bon. Si celui-ci existait, il l’imaginait plutôt sous les traits d’un vieillard sournois, prompt à se réjouir du malheur des hommes et faisant tout son possible pour les faire trébucher.
Mais dans l’église, il se sentit soudain apaisé. Comme s’il venait de pénétrer un nouvel univers. Il repensa à ce qu’il venait de vivre au supermarché, comme s’il n’était plus seul, comme s’il s’était senti accompagné. Il se demanda si Alexandra, quelque part, ne lui envoyait pas un message.
La femme en noir était occupée à allumer un cierge. Elle lui jeta un regard doublement surpris, sans doute en raison de sa présence dans l’église en cette heure matinale, et parce qu’il était totalement « étranger ».
Vincent ne voulait pas l’offenser, mais il n’avait pas non plus l’intention de se signer en passant devant l’autel. Il remonta donc le long du mur en direction d’une petite porte ouverte au fond de la nef.
Il sentit le regard de la femme fixé dans son dos, et sut d’instinct que celle-ci se souviendrait de son passage ici lorsque viendrait le temps de témoigner.
Vincent s’arrêta sur le seuil de ce qui devait être la sacristie et frappa deux coups à la porte. Un homme en soutane apparut, la soixantaine maigre, des petites lunettes rondes démodées, mais qui lui donnaient malgré tout un air d’intellectuel.
– Je peux vous aider ?
– Bonjour, je suis policier. Je cherche à contacter la famille d’un homme qui est né ici, je me suis dit que vous pourriez m’aider.
– C’est possible. Comment s’appelle cet homme ?
– Kervalec. Yvon Kervalec.
– L’homme qui a été assassiné la semaine dernière ?
– C’est lui. J’enquête sur sa mort, je dois interroger sa famille. Vous les connaissez ? Vous savez où je peux les trouver ?
– Bien sûr. J’ai même connu Yvon.
Vincent sentit son rythme cardiaque s’accélérer. Il avait frappé à la bonne porte. Avec un peu de chance, toute cette histoire serait terminée dans quelques heures.
– Il faut absolument que je leur parle.
– Ça, je crois que ça va être difficile.
Chapitre Trente-Quatre
Les deux tombes se trouvaient au pied du mur d’enceinte du cimetière. Très simples, une petite dalle de marbre pour chacune, et une simple croix avec un médaillon contenant la photo du défunt. Les dates de décès remontaient à quelques années.
– Les parents d’Yvon, expliqua le curé. Elle est morte de vieillesse, il l’a suivie six mois plus tard. C’étaient de braves gens.
Vincent resserra sur lui les pans de sa veste que le vent tentait d’écarter. Sa recherche, à peine commencée, s’arrêtait déjà. Il n’en apprendrait pas plus sur Yvon Kervalec. Il rageait. Il se tourna vers l’église et lui jeta un regard noir. Le vieillard devait bien se marrer, là-haut.
Le curé surprit son expression et parut lire dans ses pensées.
– Vous semblez très affecté par l’annonce de leur mort. Qu’est-ce que vous attendiez d’eux ?
Vincent hésita.
– C’est une longue histoire, dit-il finalement. Leur fils a été tué juste devant chez moi où j’ai découvert son corps. Et il avait mon adresse dans sa poche. Il venait me voir. Je cherche à découvrir ce qu’il venait me dire.
Le curé consulta sa montre. Il réfléchit un instant, puis proposa :
– J’ai un peu de temps devant moi, voulez-vous que nous rentrions prendre un café ?
Vincent n’avait pas pris de petit déjeuner pour ne pas laisser le souvenir de son visage aux autres clients de l’hôtel, se contentant d’une barre de Nuts et d’une gorgée d’eau consommées dans sa chambre.
– Ce sera avec plaisir, dit-il.
De toute façon, il n’avait rien d’autre à faire. Avec cette piste qui se refermait, il pouvait aussi bien se livrer ce matin. Entre temps, il aurait au moins pris un bon café.
– Et vous en profiterez pour m’en dire un peu plus, ajouta le curé en le précédant entre les tombes.
Chapitre Trente-Cinq
Le presbytère était une vieille maison basse, au toit d’ardoise, appuyée contre le mur du cimetière. L’intérieur était chaleureux quoique sommairement meublé. Le curé le fit entrer dans un petit salon où deux profonds fauteuils les attendaient. Vincent se laissa glisser dans le plus proche et promena un regard curieux autour de lui, tandis que le prêtre passait dans sa cuisine d’où parvint bientôt le bruit du crachotement régulier d’une cafetière en pleine action.
La salle était basse de plafond, garnie de vieux meubles de campagne à l’aspect fonctionnel. Une grosse table en bois occupait un angle devant un grand bahut, tandis qu’à l’opposé, avait été aménagé le coin salon où Vincent s’était installé, les deux fauteuils faisant face à un petit téléviseur. Devant lui se trouvait une table basse où traînaient quelques journaux et magazines : Ouest-France, La Croix, Le Pèlerin et Rustica.
Le curé revint avec deux tasses qu’il posa entre les journaux.
– Le café sera prêt dans une minute, dit-il. Yvon est donc venu mourir devant chez vous.
– Il est venu se faire assassiner devant chez moi.
Vincent n’avait pas l’intention d’en dire beaucoup à ce curé mais, d’un mot à l’autre, une précision en entraînant une autre, il finit par lui raconter toute l’histoire. Le café était bon, et son hôte se releva deux fois pour remplir sa tasse.
L’homme d’église savait écouter et se garda d’émettre le moindre commentaire, le moindre jugement. À la fin de son récit, Vincent se sentit soulagé. À part Michel, à qui il avait tout raconté, ce curé était la première personne avec laquelle il pouvait parler en toute liberté, sans être dérangé.
– Et voilà pourquoi je suis venu frapper à votre porte, conclut-il.
– Pardonnez-moi, mais je ne vois pas bien quel est le but de votre quête. J’ai bien compris que vous ne faites pas confiance à vos collègues pour résoudre cette énigme…
– Ce n’est pas un manque de confiance, c’est juste que je pense être le mieux placé pour découvrir rapidement la vérité. Et comme je suis pris par le temps…
– Si vous voulez. Mais en quoi l’enfance d’Yvon pourrait-elle vous éclairer sur les circonstances de sa mort ?
– Honnêtement, je ne sais pas. Mais c’est ma seule piste. Je voulais interroger sa veuve, mais elle vient d’être tuée, elle aussi, sans doute par la même personne.
– Si je vous ai bien entendu, cet homme avait de mauvaises fréquentations. Est-ce que l’un des mauvais garçons à qui il avait affaire, ne pourrait pas être responsable de sa mort, et de celle de son épouse ? Il m’arrive de regarder des feuilletons policiers, et les règlements de comptes entre truands y sont fréquents…
– C’est une possibilité. Si tel est le cas, l’enquête le dira. Mais c’est un aspect sur lequel je ne peux pas faire de recherche. Pour l’instant, c’est moi qu’on soupçonne. Et quelqu’un a placé chez moi un pistolet qui ne m’appartient pas.
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bsp; Le curé le regarda lorsqu’il lui rappela ce détail, comme s’il se demandait soudain s’il était bien prudent de demeurer seul dans son presbytère avec un homme recherché et soupçonné de meurtre.
– La piste du passé est la seule sur laquelle je puisse enquêter, poursuivit Vincent.
Il n’avait pas bu depuis longtemps et se sentait l’esprit clair. Les trois cafés le rendaient un peu fébrile, mais il avait la sensation d’avoir enfin récupéré une partie des facultés de son cerveau, émoussées depuis plusieurs mois. Au fur et à mesure qu’il s’expliquait devant ce prêtre, ses idées s’ordonnaient, s’éclaircissaient, prenaient forme… Il réalisait que ce qu’il avait fait d’instinct, en fonçant droit devant lui comme le lui reprochait souvent Michel, était une bonne chose, la meilleure des conduites à adopter en l’occurrence.
– Je ne connais pas ce type. Son chemin a croisé celui de ma femme. Ils ont partagé quelque chose. Au point de la faire pleurer dans un restaurant. Quoi ? Je l’ignore. Malgré les éléments découverts chez lui, je ne pense pas qu’ils aient été amants. Mais il avait un pouvoir sur elle. Un pouvoir suffisant pour l’emmener déjeuner dans une auberge sans qu’elle m’en parle. Après quoi, elle est assassinée. Par lui ? Sans doute. Peut-être. Mais pourquoi ? Juste après la mort de ma femme, Yvon Kervalec plonge pour une histoire de recel. Il prend un an de prison, sort la semaine dernière et fonce droit chez moi. Là, il est tué. Je pense qu’il venait me dire quelque chose.
– Ou vous tuer ?
– Il n’avait pas d’arme sur lui.
– L’assassin a pu la lui voler.
– On en a retrouvé une chez lui. Il pouvait en avoir deux… Mais je n’y crois pas. Je pense que s’il venait pour me tuer, il aurait eu sur lui l’arme que l’on a découverte à son domicile.
– Cela se tient…
Vincent réalisa soudain qu’ils jouaient à une espèce de Cluedo. Mis en confiance par le prêtre, il lui avait tout raconté de sa vie, s’était épanché, avait évoqué son alcoolisme, son amour pour sa fille et pour sa femme, la tentation du suicide… Il prit conscience de la force de cet homme d’Église, et il comprit l’ascendant qu’un simple curé de campagne pouvait avoir sur ses paroissiens. Il était temps de recadrer cette conversation.