Au pays des ombres Page 14
– Quoi que je fasse, le présent me mène à une impasse. Chaque piste que je suis s’avère sans issue. Ma seule solution était donc de remonter dans le passé de Kervalec, depuis sa naissance jusqu’à sa rencontre avec mon épouse, puis jusqu’au jour où Alexandra a été tuée. L’a-t-il tuée ou non ? Sinon, quel rôle a-t-il joué dans sa mort ? C’est ce que je veux découvrir. Leur rencontre, ce jour-là, ne peut pas relever d’une simple coïncidence. Pour comprendre pourquoi ma femme est morte, je dois comprendre pourquoi on a assassiné Yvon Kervalec. Donc découvrir le secret dans sa vie qui pouvait justifier qu’on le tue. Vous l’avez connu ?
Le curé regarda Vincent un instant, réfléchit, posa sa tasse vide dans la soucoupe devant lui et se laissa aller en arrière dans le fauteuil, en joignant les mains.
– Je l’ai connu, admit-il. Il est né ici, comme vous le savez. Ses parents, de braves gens, pas très riches, faisaient de leur mieux pour élever ce fils unique, pas très brillant. C’est à peu près tout ce que je peux vous dire de lui.
Vincent tenta de dissimuler son désappointement. Tout ça pour ça ?
– C’est tout ? Vous savez forcément autre chose… Quand a-t-il quitté le village ? Qui fréquentait-il ? Avait-il des amis que je pourrais rencontrer ?
– C’était un garçon taciturne, assez solitaire.
Le curé le regarda en paraissant hésiter. Vincent était convaincu qu’il savait quelque chose mais qu’il ne voulait pas le lui révéler.
– Il s’est confessé à vous, risqua Vincent, mais vous ne pouvez pas en parler ?
– Le secret de la confession…
Vincent leva la main.
– Je sais, je sais. Ce n’est pas ce que je vous demande. Mais sans me dévoiler ce qu’il vous a dit, vous pouvez peut-être m’orienter… J’ai une fille de douze ans, je lui dois la vérité sur la mort de sa mère. Et accessoirement, je pense qu’elle préfèrerait ne pas voir son père en prison pour un meurtre qu’il n’a pas commis.
L’argument parut toucher le prêtre. Il prit une profonde inspiration.
– Yvon n’était pas très bon élève, comme je vous l’ai dit. Il aurait dû finir paysan, ouvrier… Mais ses parents voulaient ce qu’il y avait de mieux pour lui. Ils ont fait des sacrifices pour l’inscrire dans une école privée. Yvon est parti à Pontivy. Il devait avoir treize ou quatorze ans.
Vincent ne disait rien. Le prêtre lui livrait à contrecœur cette partie de la biographie de Kervalec. Sous son aspect anodin, Vincent devinait qu’il dévoilait là le cœur du problème de l’homme venu mourir devant chez lui.
– Il n’y est pas resté très longtemps, deux trimestres peut-être. Il est rentré ici avant la fin de l’année scolaire. Il est revenu changé. Ses résultats ne s’étaient pas améliorés, et son caractère était devenu encore plus… sauvage.
Le curé le regarda dans les yeux et se tut.
– Et… Et c’est tout ?
– Que voulez-vous que je vous dise de plus ?
– Ensuite, après son retour, que s’est-il passé ?
– Oh, il a vite quitté le village. Il a été placé comme apprenti chez un garagiste d’une ville voisine, et on ne l’a quasiment plus revu.
Vincent dissimulait mal sa frustration. Le prêtre semblait en avoir terminé. Quel message avait-il tenté de lui faire passer ? Il devait en savoir davantage. Mais l’homme se taisait, apparemment convaincu d’être allé aussi loin que possible sans trahir les secrets qui lui avaient été confiés. S’il lui avait révélé ces quelques éléments, c’est qu’il les pensait déterminants dans le développement ultérieur de la personnalité d’Yvon, et donc dans son histoire.
– Bien, conclut Vincent. Merci pour votre accueil. Vous avez le nom de cette école ? C’est une école catholique, je suppose ?
– C’était. Elle a fermé il y a une quinzaine d’années à la mort de sa directrice.
Incroyable. Il allait devoir chercher dans les archives d’une école disparue. Le prêtre parut lire son désarroi sur ses traits. Le visage totalement neutre, il abattit sa seconde carte.
– Peut-être pourriez-vous rencontrer un ancien élève ? Un condisciple d’Yvon qui pourrait peut-être vous parler de lui…
Beaucoup de « peut-être », mais Vincent n’avait pas le choix. Il n’était pas en position d’exiger quoi que ce soit, ni d’imposer ses volontés. Il devait se raccrocher à tout ce que l’on voudrait bien lui donner, même si, de prime abord, cela lui paraissait négligeable…
– Pierre Le Gloaenec. Ses parents possédaient une ferme à la sortie du village. C’est pour suivre leur exemple que les parents d’Yvon l’ont inscrit dans cette école.
– Et où puis-je trouver ce Pierre Le Gloaenec ? Il a émigré en Papouasie ?
Le curé sourit.
– Allons, faites un peu confiance à la providence. Pierre a repris la ferme de ses parents. C’est à cinq kilomètres d’ici.
Chapitre Trente-Six
L’air frais qui régnait à l’extérieur contrastait avec l’atmosphère chaleureuse du presbytère, et Vincent referma machinalement sa veste. Tout son esprit était focalisé sur ce qu’il venait d’apprendre. Aucun rapport, sans doute, avec ce qu’il cherchait. Manifestement, le curé savait quelque chose d’important qu’il n’avait pas voulu lui révéler.
Les indications qu’il lui avait fournies étaient claires, et Vincent ne doutait pas de parvenir aisément à la ferme de Le Gloaenec. Il allait regagner sa voiture lorsqu’il remarqua une cabine téléphonique de l’autre côté de la place, vestige d’une époque où l’on n’était pas encore devenu esclave des « mobiles ».
Il s’approcha sans y croire et, miracle des miracles, elle fonctionnait encore avec des pièces, et pas avec une de ces cartes prépayées que les banques facturent sans vergogne à leurs clients. Bénissant cette survivance d’un temps révolu, Vincent fouilla ses poches en quête de monnaie et entra dans l’habitacle.
Michel décrocha à la troisième sonnerie. Vincent l’avait appelé sur sa ligne fixe. Il ne pensait pas que ses collègues aient déjà obtenu une commission rogatoire pour placer le numéro de Michel sur écoute. Pour le portable, c’était plus aléatoire en raison des « bornages » et de l’informatique des opérateurs. En l’occurrence, le réseau filaire était sans doute le plus sûr pour lui, pour le moment du moins.
– C’est moi, dit-il simplement.
Il ne lui avait pas parlé depuis sa fuite de la veille, lorsqu’il l’avait appelé d’une cabine à la sortie de Nanterre.
– Bon sang, où tu es ? Ils ont mis ta maison sens dessus dessous !
– Et ma fille ?
– Ta copine est venue la chercher. L’amie d’Alexandra.
– Muriel. C’est bien. Tu as du nouveau ?
– Que veux-tu que j’aie ? Je ne fais plus partie de la maison depuis trop longtemps. J’ai dû me contenter de regarder par-dessus la haie tandis qu’on embarquait ton ordinateur et des bricoles dans des cartons. C’est tout juste si on ne m’a pas dit de rentrer chez moi ! Et toi ? Tu as avancé ? D’où appelles-tu ?
– De Bretagne. Du village où est né Kervalec.
– Tu as trouvé quelque chose ?
– Les parents de Kervalec sont morts, mais j’ai pu parler au curé qui l’avait connu. Apparemment, il s’est passé quelque chose dans l’enfance de Kervalec.
– Dans son enfance ? Mais quel rapport avec ce qui t’arrive aujourd’hui ?
– Aucune idée pour le moment. Peut-être aucun. Je vais voir un type, un certain Le Gloaenec, qui a connu Kervalec dans sa jeunesse. Ils étaient ensemble dans une école privée catho.
– Tu soupçonnes les bonnes sœurs communistes ?
– Ou un curé pédophile. Je n’en sais rien. Tout est possible. D’après le prêtre que je viens de voir, la vie de Kervalec a basculé après son séjour dans cette école. Il est parti à peu près normal. Le gosse sans histoire, pas très doué mais dans la moyenne, en est revenu agressif, renfermé. Et il a quitté son village.
– Et tu cro
is que ça a un rapport avec sa mort ? Trente ou quarante ans plus tard ? Tu rêves !
– En tout cas, c’est un point à éclaircir. Je remonte la vie de ce type. Je viens de tomber sur un premier nœud, Le Gloaenec devrait pouvoir le dénouer.
– Et si ce n’est pas le cas ?
– Alors, je serai dans la merde.
Un silence pesa sur leur conversation. Si la piste s’arrêtait là, Vincent devrait s’en remettre à ses collègues pour poursuivre l’enquête, alors qu’ils le considéraient comme le suspect numéro un.
L’appareil émit un bip de protestation et Vincent lui glissa une dernière pièce.
– Ça va couper, constata-t-il. Je ne peux pas appeler Julia, son portable et la ligne de Muriel doivent être sur écoute. Peux-tu la joindre pour moi et la rassurer, lui dire que je l’aime et que je vais bientôt rentrer ?
– Bien sûr. Je passerai la voir, si tu veux.
– Ce serait super.
Vincent lui donna les coordonnées de Muriel avant de raccrocher.
Les nuages assombrissaient le village lorsqu’il ressortit de la cabine. Il récupéra sa voiture, s’orienta rapidement et démarra en direction de la ferme de Le Gloaenec.
Chapitre Trente-Sept
Vincent reconnut la vieille ferme fortifiée dès qu’elle apparut au sommet de la colline, conforme à la description fournie par le curé. Quatre bâtiments bas aux fenêtres étroites entouraient une cour dont l’accès était défendu par une imposante porte de chêne qui n’avait pas dû être fermée depuis des lustres. Dans un angle, un pigeonnier se donnait des airs de tourelle.
Un vieux chien accourut et vint à son devant, la queue battant l’air pour manifester sa joie de voir un visiteur.
Vincent descendit de voiture dans la cour de la ferme et le chien, au pedigree improbable, vint lui lécher la main. Il se laissa faire en examinant l’ensemble des bâtiments. De ce côté-ci, l’endroit paraissait plus accueillant. Les fenêtres étaient plus larges, ornées de rideaux et même de quelques bacs où les fleurs avaient abandonné le combat face aux plantes sauvages.
Sur sa gauche, un hangar abritait plusieurs véhicules agricoles, une moissonneuse-batteuse, et d’autres à la destination moins évidente. Le tout paraissait plus ou moins à l’abandon.
Une porte s’ouvrit dans le bâtiment du fond, et un homme en sortit. Grand, brun, environ la soixantaine. Malgré l’heure tardive, il n’était pas rasé et ne paraissait pas habillé pour aller aux champs. Il regarda l’intrus, sans bouger de sa place, mais sans hostilité non plus.
Vincent abandonna le chien et s’avança vers lui.
– Bonjour, je suis Vincent Brémont, capitaine de police. Vous êtes bien Pierre Le Gloaenec ?
Il sortit sa carte et la montra brièvement avant de la rempocher. Les sourcils de son interlocuteur se froncèrent légèrement.
– Oui, c’est moi. Qu’est-ce que vous me voulez ?
– Rien de grave, ne vous inquiétez pas. En fait, j’enquête sur une vieille histoire qui remonte à votre enfance. Je cherche des renseignements sur un de vos anciens condisciples, Yvon Kervalec.
Le soulagement de Le Gloaenec fut perceptible.
– Yvon ? Ça fait bien longtemps que je ne l’ai pas vu.
– Il est mort.
– J’en ai entendu parler, c’est vrai. Il a été tué, non ?
– Abattu d’une balle de revolver. D’où mon enquête. On peut entrer pour discuter tranquillement ?
Le Gloaenec examina la proposition comme si elle risquait de l’entraîner plus loin qu’il ne l’aurait désiré, avant d’accepter en désignant la porte qu’il venait de franchir.
– Vous tombez bien, je viens de faire du café.
Vincent sentit son estomac protester mais ne dit rien. Il prendrait bien un quatrième café si cela devait lui permettre de se concilier les bonnes grâces de cet homme.
La pièce principale où ils entrèrent tenait à la fois de la cuisine et de la salle à manger et semblait écrasée par les grosses poutres noires du plafond. Le mobilier, plus ancien encore que celui du presbytère, était d’un bois très sombre et contribuait à rendre l’atmosphère étrange.
L’endroit semblait convivial, mais on le sentait dénué de vie, comme si toute joie l’avait déserté depuis longtemps.
Sur le manteau d’une cheminée assez large pour y enfourner un demi-tronc d’arbre, trônait une photo de mariage. On y reconnaissait Le Gloaenec, avec trente ans de moins, au bras d’une jolie brune.
– C’était ma femme, précisa Le Gloaenec. Elle m’a quitté l’an dernier. Cancer foudroyant.
– Je suis désolé, dit Vincent. Ma femme aussi… L’an dernier…
– Ah ?
Un silence gêné tomba sur la pièce.
– Vous le prenez noir ? demanda Le Gloaenec en se tournant vers la cafetière.
– Oui, s’il vous plaît.
Vincent s’assit à la table et examina le décor qui l’entourait.
– Vous vivez seul ?
– Oui. Mes enfants sont partis vivre à Rennes. Pontivy n’était pas assez grand pour eux.
Vincent hocha la tête pour montrer qu’il comprenait. En tout cas, malgré sa solitude, le paysan n’avait pas sombré dans l’alcool, contrairement à lui. Et pourtant, sa ferme paraissait sur le déclin, sa femme était décédée récemment, et ses enfants partis… La vie ne devait pas être très gaie pour lui, seul dans ces grands bâtiments avec son chien pour toute compagnie.
Comme s’il avait lu dans ses pensées, Le Gloaenec proposa :
– Vous voulez une petite goutte pour accompagner le café ?
Une petite goutte. Un alcool de poire ou de pomme, quelque chose dans les cinquante degrés. Juste de quoi se donner un coup de fouet pour attaquer la deuxième partie de la journée. Vincent résista à l’envie violente qui lui fouaillait les entrailles.
– Non. Non, merci.
Dieu que ces simples mots étaient difficiles à articuler.
Le Gloaenec posa deux tasses sur la table et une boîte contenant du sucre en morceaux. Il ouvrit le tiroir, sortit deux cuillères et en tendit une à Vincent.
– Donc, vous enquêtez sur Yvon.
– C’est ça. Il a été assassiné, et on cherche qui pourrait bien l’avoir tué. Je suis chargé d’enquêter sur son passé. Vous êtes allés à l’école ensemble ?
– Vous remontez si loin ? Je pensais qu’on cherchait plutôt parmi les proches quand il y avait un meurtre.
– Mes collègues s’occupent de ça, moi j’ai pour mission de retracer son histoire. Cette école…
– Bah, y’a pas grand-chose à en dire.
– Vous y êtes resté plusieurs années ?
– Trois ou quatre. Jusqu’au bac. Non, ça fait cinq. Depuis la quatrième.
– Alors qu’Yvon Kervalec l’a quittée dès la première année ?
Le Gloaenec lui jeta un regard en biais.
– Vous savez ça ?
– Je ne suis pas venu par hasard. Je ne frappe pas à n’importe quelle porte espérant que quelqu’un va me dire quelque chose. Qu’est-il arrivé cette année-là ?
Le Gloaenec but une gorgée de café, se donnant manifestement le temps de réfléchir. Puis, il reposa sa tasse avec un geste d’impuissance.
– De toute façon, tant de temps a passé…
Il porta son regard vers la photo de mariage, comme s’il craignait que sa femme entende ce qu’il allait dire.
– Dès le début, Yvon a eu des problèmes. Il ne s’est pas intégré. Il n’avait rien à faire dans cette école et il le savait. Et les autres l’ont très vite remarqué.
– Les autres ?
– Tous les autres. Moi y compris. Je sais que j’aurais pas dû, mais vous savez comment c’est ? On se laisse entraîner, on est jeune et idiot, on se croit tout permis… Moi, bien sûr, je le connaissais, je suppose que j’aurais dû le défendre, le protéger puisqu’il venait de mon village. Mais vous voulez que je vous dise ? J’étais mort de trouille. Mort de trouille à l’idée
qu’on puisse m’associer à lui et me rejeter moi aussi.
– Les autres le rejetaient ?
– L’envoyer dans cette école était une erreur. Ses parents se saignaient aux quatre veines pour en payer la scolarité, mais pour nous, il était évident qu’il restait un fils de pauvre. Moi, je le savais, évidemment, mais les autres l’ont deviné tout de suite. Cela se voyait à ses vêtements trop neufs qu’il faisait attention à ne pas abîmer pour les faire durer le plus possible. Il portait des imitations d’imitations de ce qu’on trouvait dans les meilleures boutiques. Oh, on n’était pas tous bien habillés, mais la qualité se distinguait, même sous les vieux pulls.
– Et c’est pour ça qu’il a eu des problèmes ? Parce qu’il était pauvre au milieu de fils de bourgeois et de notables ?
– Au début, oui. Et puis, c’est vite devenu une manie, une habitude. Aujourd’hui, on parlerait de harcèlement. À l’époque, on parlait de bizutage, de souffre-douleur. Les pions fermaient les yeux. Tant qu’on s’en prenait à Yvon, on leur foutait la paix.
– Et c’est tout ? C’est pour ça qu’il a quitté l’école sans même terminer son année ? Il s’est passé autre chose, non ?
Le Gloaenec se leva, mal à l’aise, et alla remplir sa tasse. Tellement troublé qu’il ne songea même pas à en offrir une autre à Vincent, il vint se rasseoir comme si ses gestes n’avaient d’autre but que de meubler le silence. Il mit un morceau de sucre dans son café. Un autre, et un autre encore. Parut réaliser ce qu’il venait de faire et prit sa cuillère pour agiter le sirop.
– Je ne sais pas ce qui s’est passé. Je ne voulais pas le savoir. En tout cas, je n’y ai pas participé.
– Vous n’avez pas participé à quoi ?
– À… c’est toujours pareil. Il y a toujours un groupe de meneurs et le troupeau qui suit. Moi, je faisais plutôt partie du troupeau. J’avais toujours été bon élève, je devais reprendre l’exploitation de mon père où mon avenir était tout tracé. Je me marierais, j’aurais des enfants…