Au pays des ombres Read online
Page 2
– On y va ?
Vincent prit sa veste et l’enfila, puis récupéra son portefeuille. Il vérifia qu’il avait bien son téléphone portable et se pencha affectueusement vers sa fille. Elle avait les larmes aux yeux. Il déposa un baiser sur chacune de ses paupières.
– Courage, ma grande, je vais revenir vite !
Ce n’était pas la première fois qu’il abandonnait sa fille, mais d’habitude il y avait toujours quelqu’un à proximité pour veiller sur elle. À Nanterre, Michel remplissait cet office depuis son pavillon voisin d’où il lui était aisé de garder un œil sur ce qui se passait chez Vincent en son absence. Ici, la seule personne de leur connaissance était une vieille dame de l’autre côté de la rue. Mais il ne se voyait pas frapper à sa porte en pleine nuit pour lui expliquer que la police l’emmenait et qu’elle devrait héberger sa fille en attendant son retour.
Julia l’étreignit avec une force dont il ne l’aurait pas crue capable.
– Je t’aime.
– Moi aussi je t’aime, bout de chou.
Elle opina, trop émue pour en dire davantage. Il l’embrassa à nouveau et se redressa alors que le policier derrière lui commençait à se montrer impatient.
– Allons-y, messieurs, j’ai hâte de voir comment vous êtes installés.
Chapitre Trois
Cabourg dépendant du commissariat de Dives-sur-Mer, on y conduisit Vincent. Malgré l’heure tardive, le commandant Monnier, responsable du commissariat, s’était déplacé. Ce n’était pas tous les jours qu’on assassinait dans sa commune, et un cadavre sur la voie publique faisait toujours mauvais effet, surtout en période de vacances scolaires. Pas étonnant donc qu’il ait abandonné la chaleur de son lit pour prendre, dès le début, cette affaire en main. Il avait insisté auprès du procureur de la République pour que l’enquête lui soit confiée.
Son sourire encourageant, par-dessus son bureau, n’impressionnait pas Vincent qui avait suffisamment pratiqué ce petit jeu pour savoir à quoi s’en tenir et ne pas être dupe de ses manières avenantes. Même dans un commissariat de province, il se devait de rester très vigilant et de ne pas se laisser aller : sa situation était assez délicate pour qu’il fasse attention à son comportement et à ses déclarations.
Il promena un regard faussement décontracté sur le décor qui l’entourait. Ce petit bureau vitré dans lequel le commandant Monnier le recevait, n’avait rien de particulièrement remarquable : murs gris, meubles gris, deux fauteuils face au bureau, une « chandelle » métallique aux casiers fermés sur de mystérieux dossiers… C’était bien le commissariat de province type !
– Alors, récapitulons, proposa Monnier se rapprochant un peu plus. Vous sortez fumer une cigarette, vous entendez deux coups de feu, vous vous précipitez et tombez sur un cadavre.
Vincent ne se donna même pas la peine de répondre.
– Vous apercevez un mystérieux fuyard et vous vous lancez à sa poursuite, bien que seul et sans arme.
Vincent haussa les épaules. Il était à moitié saoul au moment des faits, et pas vraiment en état de réfléchir ! Depuis, il avait eu le temps de dégriser et aurait bien repris un verre, mais se gardait bien de demander quoi que ce soit. Que l’autre sente une faille et il s’y engouffrerait. Et l’interrogatoire durerait encore des heures. Pour le moment, ce que Vincent désirait avant tout, c’était rentrer chez lui.
– Vous n’arrivez pas à rattraper ce mystérieux fuyard, et vous revenez vers la victime. Là, vous lui faites les poches…
– J’ai juste palpé ses vêtements.
– Dans lesquels on n’a rien retrouvé. Vous ne sauriez pas où est passé son portefeuille, par hasard ?
– Je vous ai déjà dit que non. Cherchez dans les jardins voisins, l’assassin l’a peut-être jeté en s’enfuyant. Enfin, nous à la PJ, c’est ce qu’on ferait.
Le commandant n’eut pas l’air d’apprécier la référence.
– Ne vous inquiétez pas, ici aussi on connaît la procédure. Donc, vous l’avez palpé, et quand mes hommes arrivent et vous surprennent, ils ne trouvent rien, si ce n’est un morceau de papier avec votre adresse. Comment vous expliquez ça ?
– Je vous l’ai dit : je ne me l’explique pas.
– Vous n’aviez jamais vu cet homme ?
– Pour autant que je me souvienne, non. Écoutez, vous n’avez rien contre moi. Je suis un citoyen respectable, un collègue, et j’ai une fille mineure qui m’attend toute seule à la maison. Je ne vais pas m’enfuir et je n’ai rien de plus à vous apprendre. Me garder ici ne sert à rien. Je perds mon temps, et vous perdez le vôtre.
– Vous savez, en province, nous n’avons pas souvent l’occasion de traiter de telles affaires, et nous n’avons pas non plus la chance de profiter des « lumières » d’un collègue de la PJ.
Vincent se retint de répondre. Il était à la merci de cet homme, et ils le savaient tous les deux. L’irriter n’arrangerait pas ses affaires. Il soupira.
– Ok. Si je vous ai blessé, je m’en excuse. Mais mettez-vous à ma place : je suis en vacances, je tombe sur un macchabée, je tente de rattraper le meurtrier, et tout ce que je récolte c’est une garde à vue qui ne dit pas encore son nom. Bon, ce type a mon adresse dans sa poche, et alors ?
– Et alors, j’aimerais bien savoir ce qu’elle faisait là, et quel est le lien entre vous et lui.
– Moi aussi, figurez-vous, je préfèrerais comprendre. Mais j’ignore ce fameux lien. Tout ce à quoi je peux penser, c’est à une vengeance.
– Pour ça, il faudrait que vous le connaissiez.
– Lui ou quelqu’un d’autre. On l’a peut-être payé pour venir me tuer.
– Et un bon samaritain lui aurait mis une balle dans la tête avant qu’il ne vous trouve ?
Vincent eut un geste d’impuissance.
– Vous voyez une autre explication ?
– Oui : vous le connaissez et il venait vous rendre visite pour vous apporter ou bien pour chercher quelque chose. Peut-être un maître-chanteur ou quelqu’un dans ce goût-là. Et vous l’avez tué pour être tranquille ou pour garder ce qu’il vous livrait, sans avoir à payer.
– Dites, vos gars ont pris leur temps pour débarquer. Si je l’avais tué, j’avais tout le temps de filer avant leur arrivée.
– C’est peut-être ce que vous avez fait. Vous le flinguez, vous piquez ses papiers et vous disparaissez avec ce qu’il vous apportait. Puis vous avez un doute – justifié puisqu’on a retrouvé votre adresse sur lui – et vous revenez finir de le fouiller. Pas de chance, mes gars vous tombent dessus à ce moment-là.
– Un peu tirée par les cheveux comme explication, non ?
– Peut-être, mais c’est la seule qui me vienne à l’esprit.
– Et puis, les prélèvements que vous avez faits démontrent que je n’ai aucune trace de poudre sur les mains.
– Mais vous avez pu utiliser des gants et vous en débarrasser à notre insu.
– Ok. Si ça peut vous rassurer, vous n’avez qu’à perquisitionner chez moi !
Les deux hommes se toisèrent un long moment, puis le commandant secoua négativement la tête. Ses hommes s’étaient déjà livrés à une fouille rapide lors de leur première visite et il ne pouvait espérer grand-chose d’une nouvelle tentative.
– On ne trouvera rien. À part des bouteilles vides, je suppose.
Vincent décida d’ignorer la pique qui n’était pas tout à fait dénuée de fondement.
– Alors ? Si mon hypothèse est la bonne et que ce type est venu pour me tuer, je vous rappelle que ma fille est restée seule. Pour vous aider dans votre enquête, je n’ai pas pris le temps de m’organiser, mais je ne pensais pas que votre interrogatoire durerait aussi longtemps.
Le commandant opina avec gravité.
– Oui. Votre fille est la seule raison pour laquelle je prends la décision de vous relâcher.
Vincent retint un soupir de soulagement.
– Bien entendu, vous ne quittez pas la ville.
– Je suis en vacances jusqu’à la
fin de la semaine.
– D’ici là, on y verra plus clair. Vous avez une arme ?
– Non, je vous l’ai déjà dit. Elle est restée à Paris.
Ils se levèrent en même temps.
– Si quelque chose vous revient…
– Je ne manquerai pas de vous appeler. De votre côté…
– Oui ?
– Si vous identifiez le cadavre, j’aimerais connaître son identité.
Le commandant le regarda comme s’il avait déjà son opinion sur le sujet.
– Bien sûr.
Ils se séparèrent sans se serrer la main, et Vincent se retrouva dehors. Il ne demanda pas à être raccompagné chez lui ; il habitait à moins d’un quart d’heure et il avait hâte de retrouver sa fille pour la rassurer.
Et de se servir un grand whisky.
Chapitre Quatre
Le commandant Monnier regarda la fiche anthropométrique que le lieutenant Cornec venait de poser sur son bureau.
– Yvon Kervalec. Garagiste carrossier de son état, receleur à l’occasion. Alors c’est ça, notre victime ?
– Les empreintes concordent ; pour une fois, ils ont fait vite.
– Dommage qu’on n’ait pas eu l’information une heure plus tôt. Je suis sûr que ça aurait intéressé notre collègue de Paris.
Le lieutenant Cornec regarda son supérieur. Il se trouvait de permanence lorsqu’on avait signalé le meurtre, et c’était lui qui avait pris l’initiative de tirer Monnier du lit.
– Vous croyez qu’il a fait le coup ?
Le commandant eut une moue perplexe.
– Possible. En tout cas, la victime avait bel et bien son adresse dans la poche. Et en parlant d’adresse… Voilà qui est intéressant !
– Quoi donc, chef ?
– Ce Kervalec, il habite Nanterre.
– Et alors ?
– Notre collègue aussi.
– Et il prétend ne pas le connaître ?
Le lieutenant était encore jeune, et il avait fait l’essentiel de sa carrière dans la région.
– Nanterre n’est pas une très grande ville, expliqua Monnier, mais le problème de la banlieue parisienne c’est que toutes les villes se touchent. Vous pouvez très bien habiter Nanterre et ne fréquenter que des gens de Courbevoie. Ou bien vous travaillez sur Paris, comme lui, vous ne rentrez chez vous que pour dormir et vous ne connaissez personne à dix kilomètres à la ronde.
Cornec paraissait dubitatif. Ce mode de vie dépassait son entendement.
– Bon, il va me falloir obtenir l’accord du parquet pour aller sur place. J’ai hâte de voir le garage de ce monsieur Kervalec.
Tout en parlant, il feuilletait la liasse que le lieutenant venait de lui apporter.
– Tiens, intéressant.
– Quoi donc, chef ?
– Kervalec sort de prison. Il vient de purger un an pour recel.
– Et alors ?
– Et alors, à peine sorti, il fonce droit chez Brémont. Il faut croire que ce qu’il avait à lui dire était sacrément important et urgent. Ils habitent à quelques kilomètres l’un de l’autre, mais il se tape deux cents bornes pour venir lui parler. Et ça, qu’est-ce que c’est ?
– J’allais vous en parler. J’ai fait une recherche sur le nom de Brémont, et voici ce qui est sorti.
Le commandant Monnier examina le document et émit un sifflement admiratif.
– Beau boulot, lieutenant.
– Vous croyez qu’il y a un rapport ?
Monnier tapota le papier du bout des doigts.
– Je l’ignore. Mais manifestement on ne s’est pas tout dit avec le capitaine Brémont. Sa femme s’est suicidée, il y a tout juste un an. Il ne s’agit peut-être que d’une coïncidence, mais ça fait quand même deux cadavres dans le voisinage de notre suspect, à un an d’intervalle. Bon, je m’occupe d’aviser le substitut. Pendant ce temps, vous me « creusez » ce Kervalec. Voyez les connections possibles avec Brémont. Trouvez un plan de Nanterre, et vérifiez leurs adresses. Je veux bien croire qu’ils ne se connaissaient pas s’ils vivaient à dix kilomètres d’écart, mais s’ils sont à deux rues et que Brémont ne l’a jamais vu, va falloir qu’il m’explique pourquoi il ne porte pas de lunettes.
Chapitre Cinq
Inconscient de l’intérêt dont il faisait maintenant l’objet, Vincent Brémont était installé dans son fauteuil préféré. Après avoir été relâché, il avait cherché sans répit le lien qui pouvait le relier à cet homme venu se faire tuer devant chez lui. Il n’avait toujours rien trouvé lorsqu’il finit par sombrer dans un sommeil libérateur aux premières lueurs de l’aube.
À son réveil, Julia était déjà levée. Elle avait rangé le salon et fait disparaître la bouteille de whisky et le verre sale.
Vincent s’extirpa du fauteuil avec l’impression désagréable que ses membres s’étaient rigidifiés. Il s’étira en grimaçant de douleur. Sa montre indiquait midi, et il ne ressentait guère l’envie de faire la cuisine.
– Julia ?
Le visage de sa fille apparut à la porte de sa chambre.
– Ça te dirait un resto ?
Elle hocha la tête. Depuis quelque temps, elle était incapable de manifester la moindre expression de joie.
– Eh bien, prépare-toi. Je passe sous la douche et on y va.
Quand il ressortit quelques minutes plus tard, elle n’était pas encore prête. Sur ce plan-là aussi, elle devenait une vraie petite femme.
Il profita de ces quelques minutes de répit pour appeler Michel et l’informer de son étrange mésaventure.
Après l’avoir laissé parler, son ami lui avoua ne rien comprendre.
– Ce type avait ton adresse dans la poche et tu ne le connais pas ?
– Je n’en sais rien, je l’ai peut-être croisé ici ou là, mais ça ne me dit rien.
– Et les locaux te soupçonnent ?
– Ils n’ont personne d’autre à se mettre sous la dent.
– Mauvais, ça !
– Je ne te le fais pas dire.
– Ils vont te retenir ?
– Pour l’instant, ils n’ont rien contre moi, à part ce papier avec mon adresse. Un peu léger comme mobile.
– Tu as prévenu ton divisionnaire ?
– Pas encore, je t’ai d’abord appelé. Je suis un peu dans le cirage et j’avais besoin de conseils.
– Premier conseil, évite de boire pendant un certain temps. Tu vas avoir besoin de toutes tes facultés si tu es bombardé suspect numéro un.
Vincent grogna ce qui pouvait passer pour une approbation.
– Deuxième conseil, reviens à Paris dès que possible. Reprends le boulot. Tu seras mieux placé pour suivre l’enquête et te tenir au courant.
– Je rentre lundi de toute façon. Mais je doute que les locaux acceptent de me voir partir tout de suite.
– Oui, tu as peut-être raison. En tout cas, évite de les prendre de haut. Même s’ils sont en province, ils peuvent résoudre une affaire aussi bien que la PJ.
– Presque aussi bien.
– D’accord, presque aussi bien. Mais le problème c’est que, pour l’instant, ce sont eux qui mènent le jeu dans lequel tu n’es qu’un pion. Ton seul avantage est de connaître la chanson. Utilise ton savoir et ton expérience pour jouer ta partie du mieux possible. Ne fonce pas tête baissée, tu sais que c’est ton principal défaut.
– Souvent, ça marche.
– Non : quelquefois, ça marche ! Mais quand tu te cognes à un mur, tu ramasses une migraine carabinée. Et là, tu risques de rencontrer un sacré mur. Fais gaffe. Ne te laisse pas emporter.
– Ok, papa, je vais t’écouter !
– Te fous pas de moi, c’est sérieux. Tu es dans une situation difficile. Je n’aime pas te le rappeler, mais souviens-toi de ce que tu as subi à la mort d’Alexandra…
Vincent non plus n’aimait pas évoquer cette période. Alexandra s’était suicidée avec son arme de service, et il avait passé un sale moment entre les mains de ses collègues. Le fait qu’elle n’ait pas lai
ssé la moindre explication à son geste n’avait pas arrangé sa situation, pas plus que l’alibi fumeux qu’il avait fourni. Pendant plusieurs semaines, il s’était retrouvé dans la peau du suspect numéro un, jusqu’à ce que l’on conclue à un suicide. Mais, même à ce moment-là, il avait senti que le commandant Planchet, chargé de l’enquête, n’était pas totalement convaincu de son innocence.
Sa fille apparut enfin dans l’encadrement de la porte du salon, pomponnée comme pour aller au bal.
– Ok, s’interrompit-il, je te rappellerai plus tard. J’emmène Julia au restaurant et elle m’attend.
– Amusez-vous bien. Et si tu as besoin de quoi que ce soit, tu sais où me trouver.
Vincent raccrocha, rasséréné par cet échange confiant. Malgré leur différence d’âge, Michel était son seul véritable ami, et faisait pratiquement partie de la famille. Il le considérait à fois comme un père et comme un frère. Et lorsque Julia était née, c’est tout naturellement qu’Alexandra et lui s’étaient tournés vers Michel pour lui demander d’en être le parrain. Par la suite, celui-ci avait emménagé près de chez eux et faisait à l’occasion office de baby-sitter lorsque le couple devait s’absenter. Il occupait maintenant sa retraite en s’impliquant dans des associations locales : président de l’amicale des donneurs de sang, membre influent du comité de quartier, entraîneur de foot pour les gamins du coin… Vincent était heureux d’avoir un ami comme lui. Et il sentait qu’il risquait d’en avoir besoin dans les jours à venir.
– Bon, dit Julia, on y va à ce restaurant ? J’espère que c’est un Mac Do !
– Trop loin, répondit-il avec une parfaite mauvaise foi. On va trouver quelque chose de plus proche. Tu mangeras du poisson, c’est excellent pour la mémoire.
– Pour la mémoire ? Je ne sais pas si c’est vraiment utile…
Il regarda Julia et ne sut que répondre.
– Allez, dépêchons-nous. Sinon il ne restera rien à manger.
Mais, alors qu’ils sortaient, il se demanda une fois de plus s’il apportait vraiment à sa fille tout ce qu’elle était en droit d’attendre de lui dans leur situation. Il préféra ne pas trop chercher la réponse.