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Au pays des ombres Page 3


  Chapitre Six

  Vu de l’extérieur, le garage d’Yvon Kervalec ne payait pas de mine. On ne distinguait qu’un long mur dont la couleur grise disparaissait sous les graffitis, jusqu’à une large porte cochère que les taggers n’avaient pas oubliée.

  Au-delà, le bâtiment se prolongeait par une maison légèrement surélevée. Trois marches de pierre permettaient d’accéder à son entrée, et les fenêtres étaient à deux bons mètres du sol. Même si le mur de l’habitation n’avait pas encore été taggé, un bon ravalement ne lui aurait pas fait de mal. L’ensemble était gris et sale, situé dans un quartier pauvre de Nanterre. Nul doute que les véhicules que l’on réparait derrière ces murs devaient être plus proches de la casse que de la catégorie susceptible de remporter un Grand Prix. Il se dégageait de toute la bâtisse une impression de misère et d’accablement, comme si la fatalité s’était acharnée sur ces murs pour les conduire au cœur du désespoir dans une dégradation lente et mortelle.

  Le commandant Monnier observa les lieux d’un œil perplexe, se confortant dans l’idée qu’il était bien mieux à Cabourg qu’à Nanterre, et se jurant de rejeter au panier toute proposition de mutation qui risquerait de l’éloigner de la mer pour le rapprocher de Paris.

  À côté de lui, le lieutenant Cornec examinait également l’endroit, penché sur son volant.

  – On y va ? demanda-t-il

  – On y va, confirma Monnier.

  Pour la perquisition du garage, l’enquête avait été détachée auprès des services de Nanterre. Et le commandant Planchet ne s’était pas fait prier pour mettre avec empressement une équipe à sa disposition, dès qu’il avait appris que le principal suspect était le lieutenant Vincent Brémont.

  Apparemment, bien qu’une année se soit écoulée, le commandant Planchet n’avait pas abandonné l’idée que Brémont était coupable du meurtre de sa femme. Il n’avait jamais cru à la thèse du suicide, mais lorsque le procureur avait décidé de classer l’affaire, il n’avait pu que s’incliner. La police avait suffisamment de problèmes d’image sans qu’on l’entache davantage avec une enquête mettant en cause un capitaine en exercice, pour un meurtre perpétré avec son arme de service. L’alibi de Brémont tenait à peu près la route, on ne connaissait pas d’antécédent de violence dans la vie du couple, et aucun mobile ne pouvait être retenu à charge contre lui. L’envoyer en prison ne servirait qu’à mettre une enfant à l’assistance publique, le temps d’un long procès dont ni la justice ni la police ne sortiraient grandies, quelle qu’en soit l’issue. Tous les indices concordaient cependant pour avancer que le suicide était probable à quatre-vingt-dix pour cent, même sans raisons évidentes. Conclusion : suicide confirmé et affaire classée.

  Le commandant Planchet avait donc dû s’incliner, mais il demeurait convaincu que cette affaire n’était pas claire, et que leur collègue n’était pas aussi « blanc » qu’il voulait bien l’affirmer.

  C’est donc avec un grand plaisir qu’il avait renseigné Monnier, déplorant de ne pouvoir l’accompagner dans sa perquisition. Un gang de cambrioleurs sous surveillance depuis quelque temps, était sur le point de livrer de la marchandise volée à un réseau de receleurs qu’ils souhaitaient prendre la main dans le sac. Sa place était donc parmi ses hommes, au cœur de l’action, plutôt que dans le cambouis d’un garage au bord de la ruine, à la recherche de quelque indice lui permettant de comprendre quel lien existait entre le garagiste assassiné et son collègue policier veuf.

  Les deux policiers normands descendirent de leur véhicule. Sur un ordre du lieutenant, une voiture équipée d’un gyrophare apparut au bout de la rue. Elle se rangea le long du trottoir, et quatre uniformes en descendirent. Le lieutenant leur enjoignit de boucler les issues et s’approcha de la porte de la petite maison accolée au hangar.

  La femme qui ouvrit à leur coup de sonnette, paraissait porter toute la misère du monde. D’un âge impossible à préciser entre trente et cinquante ans, elle semblait être tombée du lit. Monnier dut se retenir pour ne pas consulter sa montre. Il savait qu’il était un peu plus de onze heures. Mais à en juger par les longs cheveux défaits de cette femme, par son visage sans maquillage, par sa chemise de nuit aux couleurs passées, il aurait aussi bien pu être trois heures du matin.

  – Madame Kervalec ? demanda le lieutenant.

  – C’est moi. Qu’est-ce que vous me voulez ?

  Monnier avait entendu des centaines de fois cette hostilité dans la voix de ces femmes qui restent seules à la maison et sont tenues de se débrouiller pour élever leurs enfants pendant que leur mari fait une fois de plus l’objet d’interpellation policière, en raison de tel crime ou de tel délit.

  – Yvon est mort, ça vous suffit pas ?

  – Votre mari a été abattu, lui rappela le lieutenant. Nous enquêtons pour retrouver son meurtrier.

  – Et c’est pour ça que vous venez chez moi avec tout un car de flics ?

  – Nous allons devoir perquisitionner.

  – Ah, bravo ! On tue mon mari et c’est chez moi qu’on perquisitionne ! Vous avez rien de mieux à foutre ?

  – Madame, je suis le commandant Monnier, de Cabourg. J’enquête sur la mort de votre mari et j’ai fait tout ce voyage pour tenter de comprendre ce qui s’est passé.

  – Qu’est-ce qu’il foutait à Cabourg, d’abord ?

  – Cela fait partie des choses que nous aimerions élucider. Si vous voulez bien nous laisser entrer ?

  – Et si je refuse ?

  – Vous ne pouvez pas vous y opposer, sinon je vous place en garde à vue.

  Le terme était connu de madame Kervalec qui soupira et s’écarta pour les laisser entrer.

  – Tâchez de pas me foutre le bordel.

  Monnier pensa que c’était déjà fait quand il découvrit le bazar qui régnait dans cette maison. Le salon était jonché de vêtements plus ou moins sales, de jouets épars, de paquets de biscuits vides… Manifestement, madame Kervalec n’avait rien d’une fée du logis.

  – Vous avez des enfants ? demanda Monnier.

  – Trois. Il ne reste que Frédéric à la maison. On l’a eu sur le tard. Il est encore jeune.

  Monnier acquiesça et fit le tour du petit logement. Il découvrit le Frédéric en question, un gamin d’une dizaine d’années, seul dans sa chambre au bout d’un étroit couloir. Recroquevillé sur son lit, face à une télévision allumée sur un dessin animé japonais, l’enfant lui jeta un regard à la fois craintif et intrigué. Monnier examina la pièce d’un regard circulaire. Quelques posters aux murs, des voitures miniatures, des cow-boys en plastique, et une rangée de DVD sous la télé. Une carpette élimée sous beaucoup de poussière, pas un livre, hormis ceux qui débordaient du sac d’écolier abandonné au pied d’un petit bureau de bois blanc.

  – Ça va ? demanda Monnier.

  Le regard de l’enfant demeurait vide, comme si son esprit n’était plus capable d’enregistrer la moindre question. Monnier referma doucement la porte derrière lui.

  La chambre suivante était celle des parents, et un policier était déjà en train de la mettre sens dessus dessous.

  – Doucement, suggéra Monnier, nous sommes chez la victime !

  Le policier lui jeta le même regard inexpressif que celui du gamin un instant plus tôt, et Monnier se dit une fois de plus que, décidément, il aimerait bien finir sa carrière en Normandie. Il ressortit et rejoignit le lieutenant qui était demeuré avec la femme dans le salon.

  – Où votre mari rangeait-il ses papiers ? demanda-t-il.

  – Dans son bureau, au garage.

  – On peut y aller ?

  Elle hésita, et il devina son appréhension à l’idée de laisser les policiers derrière elle. Elle devait savoir, pour l’avoir déjà vécue, qu’une perquisition doit se faire en présence d’un témoin.

  – On pourra revenir ici, dit-il au lieutenant. Mais si on doit trouver quelque chose, je pense que ce sera plutôt dans les papiers de la victime. Et s’il faut fouiller tout le garage, on aura besoin de tous vos gar
s.

  Le lieutenant opina et appela ses hommes. Ils se réunirent dans le salon. Celui qui avait visité la chambre arriva en dernier en exhibant fièrement une boîte à chaussures.

  – C’est Noël ! s’exclama-t-il. Regardez ce que j’ai trouvé.

  De sa main gantée de latex, il souleva le couvercle, découvrant un pistolet automatique. Un P. 38, une antiquité datant de la guerre mais que certaines unités de la police française utilisaient encore récemment.

  – C’est vous qui l’avez mis ! protesta la femme soudain réveillée. C’est pas à nous.

  – Du calme ! jeta le lieutenant. Commencez pas. Tu as trouvé ça où ?

  – Avec les chaussures. Drôle de pointure !

  Tout en parlant, le policier avait refermé la boîte et la glissait dans un sac en plastique.

  – Bon, intervint Monnier, je suppose que votre mari n’avait pas d’autorisation de détention ? Nous sommes prêts à croire que vous ignoriez la présence de cette arme chez vous, mais il va falloir vous montrer un peu plus coopérative. On passe au garage ?

  Suivie de madame Kervalec, la petite troupe quitta le pavillon pour gagner l’atelier voisin. Son fils était demeuré dans la maison, apparemment indifférent à toute cette agitation.

  Le portail grinça sur son rail et les policiers investirent le local. D’après son casier judiciaire, Kervalec faisait dans la réparation, toutes marques, et dans le recel, toutes marques également.

  L’endroit était à l’image de l’habitation voisine, le cambouis en plus. Manifestement, le rangement n’était pas le fort des époux Kervalec. Dans un coin, la carcasse d’une belle américaine attendait – sans doute depuis des années – les pièces détachées que Detroit ne fabriquait plus depuis belle lurette. Monnier souleva un chiffon crasseux qui recouvrait le moteur et reconnut la calandre caractéristique d’une Ford Mustang. Rêve de gosse inassouvi ! Il laissa retomber le voile sur ce rêve à jamais interrompu alors que les policiers commençaient à tout retourner. Son regard balaya l’ensemble du garage et découvrit dans un angle, une mezzanine aux parois vitrées.

  – Le bureau est là-haut, je suppose ?

  La femme haussa les épaules comme si la réponse était évidente, et Monnier s’engagea sur les marches de bois sombre, maculées de taches de graisse et de cambouis, tapissées de poussière incrustée. Il actionna un interrupteur et une mauvaise ampoule projeta une lumière jaunâtre sur la pièce minuscule également recouverte de poussière. Manifestement, Madame n’était pas venue faire le ménage chez Monsieur, pendant qu’il croupissait dans sa cellule !

  Le lieutenant Cornec était monté derrière lui alors que le reste de la troupe se répandait au rez-de-chaussée.

  – Pas d’ordinateur, constata le lieutenant.

  – Ce type devait tout juste savoir compter sur ses doigts.

  Avisant une boîte ouverte sur une série de fiches séparées par des cartons à onglets, Monnier parcourut rapidement celles qui correspondaient à la lettre B. Les fiches n’étaient pas classées par ordre alphabétique à l’intérieur de chaque catégorie, mais elles n’étaient guère nombreuses et il ne lui fallut que quelques secondes pour découvrir ce qu’il cherchait.

  – Bingo ! dit-il.

  – Quelque chose d’intéressant ?

  Monnier tendit la fiche au lieutenant, lui montrant le nom et l’adresse : Brémont, Nanterre.

  – Voici donc un lien !

  Le lieutenant paraissait revigoré par cette découverte, certain à présent qu’ils allaient trouver d’autres éléments permettant de prouver une relation entre Vincent Brémont et la victime que celui-ci prétendait ne pas connaître. Il ouvrit le tiroir central du bureau et farfouilla parmi les objets hétéroclites qu’il contenait, jusqu’à ce que son attention soit attirée par un morceau de tissu.

  – Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda-t-il en tirant sur un bout de dentelle qui dépassait.

  Il ramena à lui un string blanc, ou plutôt qui avait dû être blanc avant d’avoir été taché par le cambouis et la poussière.

  – Eh bien, constata le lieutenant, on ne s’ennuie pas dans les garages.

  Madame Kervalec les avait suivis et se tenait dans l’embrasure de la porte. Le lieutenant se tourna vers elle en écartant la culotte entre ses mains.

  – C’est à vous ?

  Le haussement d’épaules fut éloquent.

  – Aucune idée de qui ça peut venir ?

  Nouveau haussement d’épaules. Monnier intervint.

  – Je suis désolé si mon collègue vous paraît brutal, madame, mais nous devons suivre toutes les pistes. Votre époux a peut-être été tué par un mari jaloux, ce genre d’objet peut nous mener à son meurtrier.

  – Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? Qu’on organisait des partouzes dans le garage ? Bon Dieu, au lieu de fouiller dans la vie des gens qui se font tuer, vous feriez mieux de chercher l’assassin !

  – C’est ce que nous faisons, madame, c’est ce que nous faisons.

  – Y’a autre chose ! ajouta le lieutenant.

  Il venait de sortir une enveloppe du fond du tiroir et en vidait le contenu sur le bureau. Un lot de quatre photos s’étala sur le sous-main de plastique gris. Elles reproduisaient le portrait d’une jeune femme blonde, assez jolie, photographiée sur une plage. Les seins nus, elle faisait face à l’objectif et souriait à celui qui avait pris le cliché.

  – Vous la connaissez ? demanda Monnier à la femme du garagiste qui s’était approchée pour les regarder.

  Elle hésita, et il eut le sentiment qu’elle allait mentir. Elle avait la tête baissée et il ne pouvait voir son regard, mais elle semblait avoir tressailli.

  – Jamais vue, dit-elle.

  Monnier soupira. Il ne tirerait plus rien de cette femme qui les considérait comme des ennemis. Quoi qu’ils fassent pour élucider le meurtre de son mari, elle prendrait cela pour une intrusion insupportable. Il se redressa, examina le petit bureau. L’idée d’y passer des heures à éplucher toute cette documentation lui répugnait.

  – On embarque tout, ordonna-t-il.

  Chapitre Sept

  Le commandant Planchet passa la tête dans la pièce où Monnier s’était installé avec les caisses de documents emportés lors de la perquisition.

  – Un café ? demanda-t-il en montrant les deux gobelets qu’il tenait.

  – C’est pas de refus, répondit Monnier en se redressant dans son fauteuil pour s’étirer. Je vais m’endormir à force d’éplucher des factures pleines de cambouis et des courriers de réclamation.

  – La pêche a été bonne ?

  Il posa un des deux cafés devant Monnier qui s’en saisit.

  – Rien jusqu’à présent dans ce qu’on a rapporté, mais sur place, on a trouvé ça.

  Monnier sortit de son tiroir un sac de plastique transparent dans lequel se trouvait le string de dentelle.

  – Intéressant !

  Planchet posa son gobelet fumant sur le coin du bureau et approcha le sous-vêtement de la fenêtre.

  – J’avais pourtant l’impression que ce Kervalec ne faisait pas dans la dentelle… Excusez-moi, je n’ai pas pu m’en empêcher. Bien sûr, ça n’appartient pas à son épouse ? On a une idée du cul qui se promenait là-dedans ?

  – Je pense que c’est celui de cette dame.

  Monnier exhiba les quatre photos de la femme dénudée et les posa à plat sur la table. Planchet se pencha sur les clichés et siffla doucement.

  – Bingo ! dit-il sans se douter qu’il réagissait comme son collègue.

  – Vous la connaissez ?

  – Et comment ! C’est, ou plutôt c’était, la femme de Vincent Brémont, votre témoin. Celui qu’on a trouvé à côté du cadavre de l’homme qui garde chez lui la culotte de sa femme et des photos de celle-ci à poil !

  Monnier se pencha à son tour sur le bureau et attira les photos à lui.

  – Vous en êtes sûr ?

  – Certain. Elle a pris une balle dans le cœur. Le visage n’a pas été touché.
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br />   – Parlez-moi d’elle, racontez-moi tout. C’est vous qui avez mené l’enquête ?

  Planchet attira une chaise pour s’asseoir en face de son collègue.

  – Oui, c’est moi. Mais comme c’était la femme de quelqu’un de la maison, j’ai été sacrément entouré. Je ne pouvais pas faire un pas sans demander l’autorisation du procureur.

  – Qui a découvert le corps ?

  – Sa fille. Elle avait onze ans. C’était un mercredi. Elle revenait du centre aéré. Sa mère ne travaillait pas ce jour-là, et il était prévu qu’elle vienne la chercher. Mais on ne l’a pas vue. La gamine est donc rentrée avec une voisine et a trouvé la maison apparemment déserte. Comme la voiture de sa mère était dans l’allée, elle a commencé à la chercher et l’a trouvée dans le bureau, dans un fauteuil, une balle dans le cœur. Elle tenait dans sa main le Glock de son mari.

  – Où il était, celui-là ?

  – En filature d’un suspect. Son alibi tenait à peu près. Il aurait sans doute pu s’éclipser pour venir flinguer sa femme, mais le timing était juste. Néanmoins c’était possible. Personnellement, je crois que c’est ce qu’il a fait, mais le procureur n’a pas voulu me suivre sur ce terrain.

  – Il était en filature et n’avait pas son arme sur lui ?

  – C’était une belle journée de printemps, il avait laissé le Glock qui était un peu trop voyant sous des vêtements légers, pour prendre un Smith & Wesson 60. C’est un petit revolver qui tient presque dans la main. Il le portait dans un étui de cheville.

  Monnier savait ce qu’était un Smith & Wesson 60, un 38 à cinq coups. Pas l’idéal à longue portée, mais largement suffisant pour toucher sa cible à moins de dix mètres et en tout cas, bien plus discret qu’un Glock. Mais les flics parisiens semblaient tous croire que leurs collègues de province en étaient encore à se servir d’arcs et de flèches.

  – Elle a laissé une lettre d’explication ?

  – Non, rien. C’est ce qui m’a paru bizarre.

  – Et à part ce détail, quelque chose clochait ?