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Au pays des ombres Page 4


  – Pas vraiment. Elle s’était tirée une balle dans le cœur, pas dans la tête, ce qui est plutôt le choix des femmes qui se suicident avec une arme. La balle avait pénétré de face, alors qu’elle était assise dans le fauteuil, sa main conservait des traces de poudre et l’arme portait ses empreintes, celle du pouce sur la détente ce qui était cohérent avec la blessure.

  – Elle savait se servir d’une arme ?

  – Son mari lui avait enseigné les bases, et elle avait fait un peu de tir pour se familiariser, mais ce n’était pas une passion chez elle.

  – Leurs relations ?

  – Selon les voisins et les amis, le couple s’entendait bien. J’ai creusé de son côté à lui sans découvrir de maîtresse. Il voyait bien une prostituée de temps en temps mais apparemment, c’était juste une indic comme on en a tous.

  Monnier hocha la tête. Oui, ils avaient tous des relations avec des personnages plus ou moins fréquentables.

  – Et de son côté à elle ?

  – Chou blanc également. Rien à déclarer. Bonne mère de famille, bonne professionnelle : elle était infirmière, bien notée, ponctuelle, sérieuse. Une vie sans histoire. Pas de liaison apparente et ce n’est pas faute d’avoir cherché.

  – Et pourtant, il y a ça.

  Monnier désignait les photos et la culotte.

  – Le nom de Kervalec n’est pas apparu au cours de l’enquête ?

  – Pas une seule fois.

  – Donc, si je comprends bien, on a un suicide qui a toutes les apparences du suicide, pas de motif évident ni de mobile pour le mari. Mais vous pensez que cette version ne correspond pas à la réalité ?

  – Bien résumé. Ce suicide sent mauvais. Le « proc » a refusé de me suivre mais si cela n’avait tenu qu’à moi, on aurait bouclé le mari et on l’aurait travaillé jusqu’à ce qu’il crache tout ce qu’il savait.

  Monnier ne dit rien. Malgré tous les progrès de la police scientifique, le fond du travail de flic reposait toujours sur les deux mêmes piliers : l’obstination et le flair. Bien des affaires avaient été résolues, malgré des carences dans les résultats scientifiques, simplement parce qu’un flic avait suivi son intime conviction dans la direction que son intuition lui avait suggérée.

  Dans le cas du suicide d’Alexandra Brémont, il ignorait si Planchet avait raison ou s’il se fourvoyait complètement. Mais la mort de Kervalec, qui ne s’était pas suicidé, lui, apportait un rebondissement justifiant que l’on s’intéresse à nouveau à ce qui s’était passé un an auparavant. Les pièces à conviction découvertes chez lui renvoyaient bien directement au couple Brémont !

  Monnier tapota pensivement les photos, puis son regard se promena sur les cartons contenant les documents de Kervalec. Il allait continuer à tout éplucher, même s’il savait qu’il tenait déjà des éléments suffisamment significatifs pour faire plonger Brémont pour le meurtre du garagiste, et pour remonter un an en arrière et rouvrir éventuellement l’enquête sur le prétendu « suicide » de sa femme.

  Chapitre Huit

  De retour à Cabourg, le commandant Monnier prit soin d’exposer devant Vincent les documents ramenés de Nanterre, avec la solennité d’un joueur de poker abattant son brelan gagnant.

  – Vous reconnaissez ces factures ?

  Vincent se pencha et les examina.

  – Non, je ne les ai jamais vues.

  – Ce sont pourtant des factures établies à votre nom par le garage Kervalec.

  Vincent haussa les épaules.

  – Elles ne sont pas à mon nom mais à celui de ma femme. Ce sont probablement des factures de vidange pour sa voiture.

  – Et vous ne connaissez pas le garagiste qui s’occupe de vos vidanges ?

  – C’était sa voiture ! Elle s’en occupait elle-même. J’ignorais qui lui en faisait l’entretien.

  – Yvon Kervalec, le garagiste, ça ne vous dit rien non plus ?

  – Rien du tout.

  – Curieux, parce que j’ai là un procès-verbal datant de mars 1990, procès-verbal que vous avez signé, relatif à l’interrogatoire de ce Kervalec, et à son arrestation pour recel.

  Vincent tendit la main et Monnier lui donna le papier qu’il venait de sortir d’une chemise. C’était une photocopie, mais il n’y avait pas à s’y tromper. Apparemment, Vincent avait arrêté ce type avec Michel, près de vingt ans auparavant.

  – OK, concéda-t-il. Je l’ai rencontré. C’est écrit là. Mais je suis désolé, cela ne me rappelle rien. J’aimerais pouvoir vous aider, mais des arrestations, j’en ai fait tellement depuis vingt ans…, et celle-ci ne me dit rien.

  Le commandant Monnier soupira.

  – Bien sûr. Mais c’est dommage. Voilà un type qui vient se faire tuer à deux cents kilomètres de chez lui, sur votre paillasson, avec votre adresse dans la poche, et que vous dites ne pas connaître ! Sauf que votre femme fait entretenir sa voiture chez lui, qu’il habite à quelques rues de chez vous à Nanterre et que vous l’avez arrêté jadis.

  – Il a été condamné, à l’époque ?

  – Non.

  – Donc, c’est qu’on a dû le relâcher. Ce ne devait pas être bien important. Rien d’anormal à ce que j’aie oublié son existence.

  – Un receleur qui vit dans votre périmètre…

  – Je travaille à la PJ de Paris, ce n’est pas dans mon périmètre de compétence.

  – Admettons. Mais puisqu’on en est à admettre pas mal de choses, reconnaissez que votre situation n’est pas claire.

  Vincent fixa le commandant en hochant la tête. Depuis leur rencontre, c’était la première fois qu’il était entièrement d’accord avec ce que disait son interlocuteur.

  Le commandant Monnier ouvrit un tiroir et en sortit un sac en plastique.

  – Vous connaissez ?

  Vincent prit le sac dans lequel se trouvait le string de dentelle maculé de cambouis. Le regard perplexe qu’il adressa à Monnier n’avait rien de simulé. Où diable, le commandant voulait-il en venir ?

  – Ce n’est pas à moi, dit-il.

  – Je m’en doute. Aucune idée de la personne à qui il peut appartenir ?

  – Je crois qu’aujourd’hui une femme sur deux ou trois porte ce genre de culotte, je ne vois pas le rapport avec notre affaire.

  – Et ça, vous connaissez ?

  Vincent retourna les quatre photos que Monnier venait de balancer sur le bureau. Par contre, celles-ci, il les reconnut tout de suite. C’était lui qui les avait prises sur la plage, à quelques kilomètres de ce commissariat. Sur le reste de la pellicule, Alexandra jouait avec sa fille, et lui-même apparaissait sur quelques clichés.

  – C’est ma femme. Comment les avez-vous eues ?

  – Est-ce que vous savez d’où proviennent ces photos ?

  – C’est moi qui les ai prises, ici, il y a trois ou quatre ans.

  Le commandant eut un geste circulaire du doigt montrant les différentes pièces à conviction étalées sur son bureau.

  – Tout ce qui se trouve là provient du même endroit : du garage d’Yvon Kervalec. Kervalec, vous vous souvenez ? L’homme dont vous dites tout ignorer. Celui dont on a retrouvé le cadavre à vos pieds. Apparemment, il connaissait bien votre femme.

  Vincent avait du mal à suivre ; il n’entendait déjà plus ce que l’autre lui disait. Il ne voyait que les photos d’Alexandra, les photos du temps où ils étaient heureux. Et cette culotte… Elle en avait possédé une dizaine comme celle-ci, de différentes couleurs. À n’en pas douter, le string lui appartenait. Comme ces photos qui auraient dû se trouver chez eux. Qu’est-ce qu’elles faisaient chez ce garagiste ?

  Se pouvait-il que lui et Alexandra… ? Non, c’était absurde !

  Mais combien de fois avait-il rencontré des situations extravagantes au cours de ses enquêtes ? Combien de couples improbables avaient surgi au détour de ses investigations ?

  Alexandra et Kervalec… Impensable !

  Il revoyait le cadavre de cet homme sur le trottoir, avec son costume à trois sous, sa barbe de deux jours. Co
mbien mesurait-il ? Un mètre soixante ? Un mètre soixante-cinq ? Alexandra mesurait un mètre soixante-quinze. Elle était soignée, raffinée… Ce type avait les mains noires de crasse, les ongles pleins de cambouis… Quant à sa culture, elle devait se limiter à Paris-Turf pour la lecture, et à la série des « Taxi » pour le Septième art. Quels points communs pouvait-il bien avoir avec une femme de la classe d’Alexandra ?

  Mais combien de fois Vincent avait-il croisé le chemin de femmes apparemment raffinées qui cherchaient justement à s’encanailler auprès d’individus qui n’étaient pas de leur condition ? Combien d’entre elles cherchaient l’humiliation dans une relation avec un homme que tout aurait dû les amener à ignorer ?

  La connaissait-il donc si peu ? Faisait-elle partie de cette catégorie de femmes ?

  – Alors, qu’est-ce que vous avez à me dire ?

  La question de Monnier le ramena brutalement à la réalité, et il repoussa les pièces à conviction au milieu du bureau.

  – Rien.

  – Rien ? C’est un peu court.

  – Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? J’ignore ce que ces photos faisaient là. Peut-être Kervalec les a-t-il volées chez moi ?

  – Vous avez été cambriolé ?

  Vincent hésita. Mentir ne servirait à rien. Et il avait un système d’alarme. On n’aurait pas pu pénétrer chez lui sans qu’il en soit averti.

  – Non, concéda-t-il.

  – Est-ce qu’il y en avait d’autres ?

  – D’autres quoi ?

  – D’autres photos. Prises par vous ou par Kervalec. Est-ce que c’était ce qu’il venait vous apporter le soir de sa mort ?

  – J’ignore ce que Kervalec pouvait bien me vouloir. Je vous dis que je ne le connaissais pas.

  – Est-ce qu’il vous faisait chanter ?

  – Premièrement, il n’y a rien là pour me faire chanter. Des photos d’une femme, les seins nus sur une plage, tout le monde en fait, tout le monde en a. En 1930, cela pouvait constituer un motif de chantage, aujourd’hui, c’est une aimable plaisanterie. À Paris, en tout cas. Mais même ici, je suppose que cela ne dérangerait pas les foules. Votre femme ne bronze jamais les seins nus sur la plage ?

  – Ce n’est pas de ma femme qu’il s’agit. Et ma question reste pertinente pour le cas où il y aurait eu d’autres photos plus compromettantes. Est-ce que Kervalec vous faisait chanter, et est-ce que vous l’avez tué ? Si vous l’avez tué pour protéger le souvenir de votre femme, le juge saura se montrer clément. Vous avez une fille encore jeune, le tribunal comprendra que vous ayez voulu lui éviter que la mémoire de sa mère soit salie. Je suppose que la découverte de sa mort l’a suffisamment traumatisée, on pourra admettre que vous ayez voulu lui épargner un nouveau choc et la honte qui va avec.

  – Kervalec ne me faisait pas chanter et je ne l’ai pas tué. Écoutez, je suis de la maison, j’en connais toutes les ficelles. S’il m’avait fait chanter et si j’avais décidé de le tuer, je n’aurais pas fait ça à deux cents mètres de chez moi en laissant mon adresse dans sa poche !

  Monnier opina. Vincent savait qu’il marchait sur un fil à cet instant. Les pièces réunies sur la table constituaient un faisceau de présomptions suffisant pour caractériser un mobile. Et dès lors qu’on tient le mobile, la culpabilité n’est pas loin. Si Monnier décidait de le placer en garde à vue, il aurait beaucoup de mal à s’en sortir.

  – Qu’est-ce que vous feriez à ma place ? demanda finalement le commandant.

  – Je serais bien emmerdé.

  – Le mot est faible. J’ai devant moi une victime, et un témoin. Tout indique que ce témoin est lié à la victime, donc qu’il en sait plus qu’il ne veut bien le dire.

  – Je vous assure…

  Le commandant leva la main devant lui pour le faire taire.

  – Avec un client normal, la question serait vite réglée : garde à vue, interrogatoire non stop, pressions…, jusqu’à ce que le prévenu craque. Vous connaissez, je suppose ?

  Oui, Vincent connaissait. La méthode avait fait ses preuves, sauf que lorsque le prévenu était innocent, c’était du temps perdu pour tout le monde et une fâcheuse expérience pour l’intéressé.

  – Vous n’avez rien contre moi. Rien de sérieux en tout cas, et un bon avocat démonterait tout ça en trois minutes.

  – Exact. Et de plus, vous êtes flic. Vous connaissez la musique. Pour l’instant, votre garde à vue ne pourrait nous apporter que des ennuis, avec le risque d’une mauvaise presse.

  Vincent se détendit imperceptiblement en comprenant qu’il allait y échapper cette fois encore.

  – Vos vacances se terminent, si j’ai bien compris ?

  – Je comptais rentrer ce soir. Je reprends du service lundi matin.

  – Oui, j’ai parlé au commissaire Castelan. Il m’a dit qu’il avait une bonne opinion de vous. Apparemment, votre alcoolisme n’a pas encore réussi à bousiller toutes vos facultés mentales.

  Vincent ressentit péniblement l’allusion mais fit mine de l’ignorer. Qu’est-ce que ce petit flic du fond de sa province pouvait bien connaître de ses problèmes ? Le commandant Monnier n’attendait d’ailleurs pas de réponse et poursuivit :

  – Son avis est que vous n’avez rien à voir là-dedans. Ce n’est pas le mien. Mais il pense que si je vous autorise à rentrer à Paris, il y a peu de risques que vous disparaissiez.

  – Commandant, j’ai une fille de douze ans, je ne peux pas me permettre de prendre la route et de filer.

  – Cela se serait déjà vu. Mais bon, j’admets que dans votre cas, c’est peu probable.

  – Je peux donc rentrer chez moi ?

  – Vous pouvez. Vous connaissez la formule habituelle : vous demeurez à disposition de la justice, etc.

  Vincent opina.

  – Pas de problème. Croyez-moi, j’ai autant envie que vous de savoir ce qui s’est passé, et ce que ce type faisait avec mon adresse dans la poche. Sans parler de ce que vous avez trouvé chez lui. J’aimerais comprendre.

  Monnier hocha la tête, dubitatif. Ils se quittèrent à nouveau sans se serrer la main.

  À l’extérieur du commissariat, Vincent soupira de soulagement. Pendant un instant, il avait vraiment cru qu’il terminerait la journée dans une cellule en attendant son transfert à la maison d’arrêt la plus proche. Cela faisait du bien de respirer librement… Il leva les yeux vers un ciel sans nuages. La journée serait belle… Puis il prit le chemin du retour, revivant les moments précédents, cherchant à s’y retrouver parmi les incroyables révélations de Monnier. Alexandra connaissait la victime. Et lui-même l’avait connue autrefois.

  Il n’avait pas voulu abonder trop fortement dans le sens du commandant – ce dernier n’avait pas besoin de ça pour le soupçonner – mais il était évident qu’un lien existait entre Kervalec et lui. Qu’est-ce que la culotte d’Alexandra et ces photos faisaient dans ce garage ? Il refusait de croire à la culpabilité de son épouse. Elle était trop droite pour ça. Elle lui aurait avoué, l’aurait quitté… Mais elle s’était bien suicidée alors que rien ne le laissait prévoir.

  La présence de cette culotte chez le garagiste pouvait peut-être s’expliquer. Kervalec avait l’adresse d’Alexandra pour ses factures ; s’il s’était mis à fantasmer sur elle, il n’aurait eu aucun mal à venir rôder autour de chez eux. De là à dérober une culotte sur une corde à linge, il n’y avait qu’un pas que nombre de fétichistes franchissent allégrement chaque jour.

  Mais les photos… Ces photos que lui-même avait prises et qui devaient – qui auraient dû – rester avec les autres dans un carton à chaussures au bas de l’armoire de leur chambre… Comment expliquer leur présence entre les mains de Kervalec si Alexandra ne les lui avait pas elle-même données ?

  Et à qui une femme offre-t-elle des photos d’elle nue, sinon à son amant ?

  Alexandra et Yvon Kervalec, amants ?

  Non, il ne pouvait pas y croire.

  Mais le commandant Monnier n’aurait pas de tels scrupules ; pour lui ces indices const
itueraient les éléments sur lesquels étayer une « intime conviction » selon la formule consacrée. Un an auparavant, à Nanterre, le commandant Planchet avait été persuadé que Vincent avait tué Alexandra. Cette année, il aurait droit à endosser la responsabilité de la mort de Kervalec. Et le fait qu’il ait été le premier témoin sur les lieux du meurtre n’arrangeait rien. Dans un cas similaire, Vincent aurait collé au trou le témoin récalcitrant jusqu’à ce qu’il crache tout ce qu’il savait.

  Le principal problème était qu’il ne savait rien.

  Un autre problème le menaçait. Ou bien on ne dispose d’aucun suspect et on ratisse aussi large que possible afin de voir ce que l’on peut rapporter. Ou bien un suspect se dégage immédiatement, et on a alors tendance à ne se concentrer que sur lui, quitte à négliger d’autres pistes moins prometteuses. C’est humain !

  Monnier allait donc se concentrer sur lui. En fait, c’était déjà le cas. Il ne le lâcherait pas tant qu’il ne l’aurait pas persuadé de son innocence. Or le vrai coupable n’avait aucun intérêt à se dévoiler.

  Vincent récupéra sa voiture. Il allait précipiter son retour pour parler au plus vite à Michel, lui expliquer la situation et lui demander conseil. Faute de quoi, il risquait de passer les dix prochaines années de sa vie derrière les barreaux.

  Chapitre Neuf

  Vincent retrouva son ami à son domicile, installé dans son salon, impeccable comme toujours, à l’image du personnage : soigné, ordonné…

  Même dans sa tenue vestimentaire, Michel Messac faisait preuve d’un maintien surprenant pour un célibataire. Ses chemises étaient toujours parfaitement repassées, de même que les plis de ses pantalons. Vincent ne lui connaissait aucune liaison et ne l’avait que rarement vu en galante compagnie depuis son douloureux divorce, une quinzaine d’années auparavant. S’il l’avait moins bien connu, il aurait pu le croire homosexuel, mais cela ne cadrait pas avec le personnage. Non, Michel était simplement quelqu’un qui prenait soin de lui, qui ne se laissait pas aller, comme peuvent le faire d’autres retraités. Et il tenait sa maison aussi bien que lui-même.

  Michel se servit une nouvelle bière et proposa un whisky à Vincent, avant de se rasseoir.