Au pays des ombres Page 9
Il avait tout de même obtenu qu’elle veuille bien le rencontrer sous prétexte d’avoir découvert quelque chose de nouveau à propos d’Alexandra, dont il souhaitait lui parler. Comme il refusait de lui expliquer par téléphone de quoi il s’agissait, elle avait consenti à le retrouver pour déjeuner.
À midi quinze, il quitta son poste pour se rendre au restaurant. Il arriva le premier et s’installa à une table près de la vitre où ils seraient à peu près tranquilles et d’où il pourrait surveiller la rue, par un vieux réflexe dont il n’avait même plus conscience.
En l’attendant, il commanda un whisky tandis que son regard observait les passants. Il n’avait pas revu Muriel depuis les obsèques d’Alexandra, et encore n’avait-il fait que l’apercevoir. Elle n’était pas venue le saluer, et ne lui avait même pas présenté ses condoléances à la sortie du cimetière. Il n’était d’ailleurs pas sûr de la voir aujourd’hui.
Comme elle avait été la confidente d’Alexandra, elle devait savoir si celle-ci avait eu un amant.
Muriel arriva enfin, s’assit en face de lui sans l’embrasser et le dévisagea. Elle avait gardé son corps de jeune femme, élancé et à l’allure dynamique dont il avait été amoureux avant de rencontrer Alexandra. Mais, remarquant les rides qui soulignaient le coin de ses yeux, il se dit qu’elle aussi avait été rattrapée par le temps et les soucis. Il n’en tira aucune consolation.
– Ça n’a pas l’air d’aller, constata-t-elle comme en réponse à ses pensées.
Elle paraissait presque s’en réjouir. Vincent fit la moue.
– J’ai du mal à me faire à l’idée qu’Alexandra n’est plus là.
Muriel eut un geste d’agacement.
– Pas à moi, tu veux ?
– Écoute, je sais ce que tu penses, mais je ne l’ai pas tuée. L’enquête m’a innocenté, bon Dieu ! Et puis quelle raison j’aurais eu de la tuer ?
– L’argent de l’assurance. Il me semble que tu as touché un bon paquet, non ?
Le serveur leur apporta les menus.
– Je ne vais pas avoir le temps…
– Ce que j’ai à te dire risque de prendre du temps.
Il saisit un menu, elle en prit un à son tour, à contrecœur. Le serveur s’éloigna.
– Crois-tu vraiment que je l’aurais tuée pour l’assurance ? Je n’ai pas touché à cet argent. Il est sur un compte. Il servira à payer les études de Julia, et l’aidera à s’installer plus tard.
– Elle va bien ?
– Comme une gamine dont la mère s’est suicidée.
– Alexandra ne s’est pas suicidée. Elle ne l’aurait jamais abandonnée alors qu’elle savait qu’elle avait tant besoin d’elle. Sa fille comptait plus que tout au monde, et elle aurait donné sa vie pour elle.
Vincent savait cela. C’était ce qu’il ne cessait de se répéter depuis un an. Cela ne faisait que renforcer sa culpabilité. Pour passer outre à l’amour qu’elle éprouvait pour sa fille, Alexandra avait dû être profondément désespérée. L’idée qu’il portait vraisemblablement une grande part de responsabilité dans ce désespoir l’accablait. Qu’avait-il fait pour la pousser à ce geste ? Il décida d’en venir au cœur du sujet :
– Est-ce qu’Alexandra avait un amant ?
Muriel parut interloquée par cette question. Elle le regarda, réfléchissant avant de l’interroger à son tour :
– C’est pour me demander ça que tu m’as fait venir ?
– Tu n’as pas répondu.
– Non, elle n’avait pas d’amant.
– Tu en es certaine ?
– Elle m’en aurait parlé. J’aurais vu des signes avant-coureurs. Et aussi ridicule que cela puisse te paraître, elle était dingue de toi, figure-toi.
– Est-ce que le nom d’Yvon Kervalec te dit quelque chose ?
Muriel prit le temps de réfléchir quelques instants avant de secouer la tête.
– Rien du tout. Pourquoi ? C’est lui que tu soupçonnes d’avoir été son amant ?
– C’est une longue histoire. Nous ferions mieux de commander.
Intriguée, Muriel se laissa convaincre, et c’est autour d’un « plat du jour » auquel ni l’un ni l’autre ne prêta attention que Vincent la mit au courant des nouveaux événements. Il passa rapidement sur sa vie de ces derniers mois, sur son irréversible plongée dans l’alcoolisme, et lui parla brièvement de Julia et de leurs problèmes, des ennuis de la petite avec l’école, de sa scolarité qui partait à vau-l’eau, de son incapacité à lui apporter le réconfort et la confiance dont elle avait besoin, pour en arriver à ces huit jours de vacances à Cabourg et au cadavre qu’il avait découvert à deux rues de chez lui.
– Et tu ne connaissais pas ce type ? demanda-t-elle lorsqu’il eut terminé.
– Apparemment, si. Je l’ai arrêté une fois, il y a une vingtaine d’années, mais ça m’était sorti de la tête. Depuis, il était demeuré sous les « radars ». En ce qui me concerne, en tout cas.
Au moment des cafés, Muriel ne paraissait plus si pressée. Il commanda un armagnac. Elle ne prit pas d’alcool, et eut le bon goût de ne pas lui faire remarquer qu’il avait déjà trop bu.
– Et donc, ce type avait ton adresse dans sa poche et on a trouvé chez lui des photos d’Alexandra dénudée et une de ses culottes…
– Je ne suis pas certain que la culotte lui ait appartenu mais compte tenu des circonstances…
Muriel secoua la tête.
– C’est dingue.
Du moins ne l’accusait-elle plus d’avoir assassiné sa femme. Vincent considéra cela comme un progrès. Pour le reste, hormis la certitude éprouvée par Muriel qu’Alexandra ne l’avait jamais trompé, cette rencontre ne lui avait pas apporté grand-chose.
– Qu’est-ce que tu vas faire ?
– Creuser.
Elle se pencha et prit sa main dans la sienne.
– Vincent, je suis désolée de t’avoir soupçonné. Quand Alexandra est morte, j’ai refusé d’accepter son suicide. Et aujourd’hui encore, cela me paraît impensable. Je te croyais forcément coupable puisque personne n’avait pu pénétrer dans la maison. Et comme elle n’avait pas laissé de mot, ne m’avait jamais parlé de quoi que ce soit… je t’ai haï. Des milliers de fois, je me suis reproché de vous avoir présentés l’un à l’autre…
– Je comprends. Moi aussi je me suis haï. Aujourd’hui, je continue encore…
– Tu dois te ressaisir. On ne saura peut-être jamais pourquoi elle a fait ça. Mais tu ne dois pas te laisser aller. J’aurais dû être plus présente, au moins pour votre fille. Je le devais à Alexandra. Et sans doute un peu à toi aussi, en souvenir du temps que nous avons passé ensemble. Je suis désolée.
Il essaya de retenir ses larmes. Il n’allait tout de même pas se mettre à pleurer ici, dans ce restaurant, devant cette femme qui, une heure plus tôt, aurait souhaité avec plaisir le voir disparaître. Même si ce qu’elle lui disait lui faisait chaud au cœur et lui donnait l’impression de retrouver un peu de celle qu’il pleurait chaque jour depuis un an.
– Ne t’inquiète pas pour moi, dit-il finalement d’une voix qu’il aurait voulue plus ferme.
Elle retira sa main et la magie fut rompue.
– Tes collègues t’aident-ils au moins ? s’inquiéta-t-elle avec compassion.
– Mon chef me couvre plus ou moins, mais il ne peut pas grand-chose. Quant à ceux de Cabourg, ils n’ont pas d’autre suspect et je suis leur cible principale. Je pense que je serai mis en examen d’ici la fin de la semaine ou au début de la semaine prochaine.
– Et tu ne peux rien faire ?
– Creuser, comme je te l’ai dit. Mais à titre personnel. Sans l’appui de la grande maison.
– Sois prudent !
– Je ne risque pas grand-chose : si je ne fais rien, je vais me retrouver de toute façon derrière les barreaux.
Il fit signe au serveur de lui apporter l’addition.
– En tout cas, si tu as besoin de moi, n’hésite pas à m’appeler.
– Merci.
r /> – C’est sérieux. Si tu dois t’absenter, je peux garder ta fille.
– Oh, elle a appris à se débrouiller seule. Et puis Michel habite juste à côté, elle peut l’appeler en cas de besoin. Mais merci, j’y penserai le cas échéant.
Il vit qu’elle avait les larmes aux yeux à son tour.
– C’est tellement stupide, dit-elle finalement. Comment en sommes-nous arrivés là ? Qu’est-ce qui a bien pu se passer ?
Il ne sut pas si elle parlait seulement de ce qui était arrivé à Alexandra, ou bien de leur histoire à tous les deux, achevée sitôt que commencée et dont ils étaient sortis meurtris sans vouloir se l’avouer, réduits au rôle de « restons bons amis » pour dissimuler leurs plaies. Puis elle lui avait présenté Alexandra et leurs vies avaient pris des chemins séparés. Était-ce cela qu’elle évoquait ?
Vincent paya l’addition et ils quittèrent ensemble le restaurant. À l’extérieur, le temps s’était rafraîchi et Muriel frissonna.
– Je te dépose ?
– Non, je vais juste à côté.
Elle hésita, et se pencha finalement vers lui pour l’embrasser sur la joue.
– Je suis vraiment désolée pour tout ça. J’espère que tu vas t’en sortir. Et n’hésite pas à m’appeler si tu as besoin de quelque chose. Ou juste pour parler.
– Merci.
Il la regarda s’éloigner d’un pas pressé, surpris par la tournure qu’avait pris cette rencontre. Cette présence féminine, la chaleur de son amitié qui ressuscitait soudain, lui avaient fait grand bien. Cela lui faisait chaud au cœur.
Il consulta sa montre, pensa aller prendre un verre dans le troquet de l’autre côté de la rue, mais y renonça. Il devait garder les idées claires. Il récupéra sa voiture. Ce soir, il quitterait tôt son travail puisqu’il avait promis à Julia de s’occuper de cette petite cabane pour les oiseaux. Après quoi, il irait faire un tour chez Kervalec. Et il faudrait bien que son fantôme finisse par lui révéler le fin fond de l’histoire !
Chapitre Vingt-Deux
Vincent se hissa sur l’escabeau sous le regard inquiet de sa fille. Même s’il n’avait pas bu grand-chose de l’après-midi, s’étant contenté d’un verre en rentrant chez lui, il avait du mal à garder son équilibre. Le petit abri qu’il venait de terminer pesait dans sa main et finissait de le déstabiliser. Il s’immobilisa, en appui sur deux marches, et regarda au-dessus de lui. La branche était presque à portée de sa main et il devait juste passer la cordelette par-dessus, et le tour serait joué.
Il n’était habituellement pas sujet au vertige, mais il hésitait. Était-il à ce point imbibé que l’alcool circulait en permanence dans son sang ? Il parvint en un effort démesuré, à stabiliser le nichoir. Cela tiendrait bien et, finalement, il n’avait pas risqué sa vie pour y parvenir.
– Passe-moi les graines.
Julia lui tendit le petit sac et il inclina la petite construction pour y verser une bonne ration par la porte. Puis il lui rendit le sac.
Il redescendit de l’escabeau avec soulagement, et se réjouit de voir enfin sa fille sourire devant leur réalisation. Cela lui fit tellement chaud au cœur qu’il se sentit emporté par un grand élan de générosité et prêt à tout pour prolonger ce sourire sur son visage.
– Il reste assez de planches pour en faire une deuxième. Qu’est-ce que tu en dis ? On en fait une autre ?
Elle se rembrunit aussitôt.
– Non ! Parce qu’un autre oiseau viendrait s’y installer et embêterait les petits !
Il sourit à son tour. Malgré son âge, Julia avait déjà conscience de ce qu’il fallait faire pour élever et protéger une famille. Il avait devant lui une vraie petite femme en puissance ! Il lui passa la main dans les cheveux et la prit affectueusement dans ses bras avant de replier l’escabeau.
– Bien. Maintenant, il va falloir les laisser tranquilles si on veut qu’ils s’installent ici.
Il prit un peu de recul pour admirer leur œuvre et conclut qu’il pouvait être fier d’eux : la petite maison disposait même d’une petite plateforme devant l’entrée pour permettre aux oiseaux de se poser tranquillement avant de se nourrir.
– Ah ! On a oublié quelque chose, dit-il.
– Quoi ?
Julia paraissait inquiète, comme si ce petit bout de maison prenait d’un coup une importance capitale pour elle.
– On a oublié de leur mettre une petite chaise longue sur la terrasse pour qu’ils profitent du soleil !
Elle lui donna un coup de poing dans les côtes.
– T’es bête ! Les oiseaux, ça ne fait pas de chaise longue !
– Simplement parce qu’il n’y en a pas à leur taille !
– C’est ça, c’est ça…
Mais elle se retenait pour ne pas rire de sa plaisanterie, et il fut heureux d’avoir ramené un sourire sur ses lèvres grâce à ce petit assemblage de simples planches.
Il remisa l’escabeau dans l’appentis et rejoignit sa fille qui, assise sur la terrasse, guettait l’arrivée des premiers oiseaux dans la maison.
– Je dois aller voir Michel, maintenant, lui dit-il, ne m’attends pas pour manger.
– Tu sors ce soir ?
Julia s’alarma, comme à chaque fois qu’il la laissait seule. Depuis la mort de sa mère, elle s’inquiétait dès qu’il disparaissait. Et comment aurait-il pu lui en vouloir ?
– Je ne rentrerai pas tard, mais sûrement pas avant la nuit tombée.
Elle se leva et rentra sans un mot. Vincent resta là, à fixer des yeux la petite cabane sans la voir, se demandant comment il parviendrait à élever tout seul sa fille au cours des années suivantes. Elle n’était encore qu’une enfant et ils rencontraient déjà des problèmes de communication. Qu’en serait-il lorsqu’elle deviendrait une adolescente, puis une jeune femme, avec des problèmes insolubles pour un homme ? Elle avait besoin d’une présence féminine, d’une oreille attentive, de quelqu’un qui saurait la conseiller et la guider sur ce chemin difficile.
Muriel ? Si sa proposition était sincère, et il le pensait vraiment, elle pourrait sans doute leur être d’un grand secours.
D’ici là, il avait plus urgent à régler. Il devait effectuer sa visite chez Kervalec et voir ce que son garage pouvait lui révéler. En attendant, il allait prendre un verre chez Michel et lui demander conseil.
Chapitre Vingt-Trois
« T’es dingue ! »
Michel ne décolérait pas depuis que Vincent lui avait fait part de son intention. Ce qu’il avait accepté lorsqu’ils l’évoquaient comme hypothèse de travail, lui semblait être devenu le comble de la folie depuis que Vincent avait décidé de passer à l’action.
– Je n’ai pas le choix, il faut que je découvre quelle était la nature de leur relation.
– Enquêter en parallèle, c’est déjà limite, mais une perquise illégale chez une victime, qui plus est commise par le principal suspect, ça, ça ne rigole pas. Tu risques de te retrouver au trou avant d’avoir dit « ouf » !
– Je sais, mais au trou, j’y serai de toute façon dans une semaine si ça continue comme ça.
– T’en sais rien. Laisse faire les collègues…
– Tu sais très bien que si je n’étais pas de la maison, j’y serais déjà.
Michel leur resservit à chacun un verre pour ne pas avoir à répondre.
– Je n’ai pas le choix, insista Vincent.
– Et c’est pour ça que tu t’es habillé en commando ?
Vincent inspecta sa tenue : jean noir, pull acrylique noir, blouson de cuir de même couleur avec, dans les poches, une cagoule de ski et une paire de gants, sans parler de la lampe torche et du sac…
– Je ne suis pas beau comme ça ?
– Tu es surtout la caricature du monte-en-l’air telle que se la représente le premier pékin venu. Tu fais vingt mètres comme ça sur un trottoir, et tout le quartier te signale à Police secours.
– La police, c’est moi.
– Ouais, plus pour bien longtemps si tu continues comme ça.
Michel but une gorgée, puis reposa son verre en réfléchissant. Il le regarda, et finit par secouer la tête avec découragement.
– Ok, je vais t’accompagner.
– T’es fou ! Si on est pris…
– Faut bien que quelqu’un veille sur toi pour t’empêcher de faire des conneries. Et puis je resterai dehors à faire le guet.
– Les collègues ne vont pas revenir en pleine nuit… ?
– On ne sait jamais. Bon, l’affaire est entendue mais il est encore un peu tôt. Mieux vaut attendre minuit. On joue aux échecs pour patienter ?
Ils eurent le temps de faire deux parties que Vincent perdit. Comme d’habitude, il fonçait sans réfléchir, droit dans les pièges que lui tendait Michel.
– Je te l’ai toujours dit, remarqua celui-ci en remettant l’échiquier à sa place, tu fonces bille en tête dans le mur. Essaie de temps en temps de penser un peu latéral, tu éviterais de te faire surprendre par les côtés, et ton jeu n’en serait qu’amélioré.
Mais il était minuit passé et Vincent n’avait pas l’esprit suffisamment clair pour réfléchir à des questions de stratégie. Pour cette nuit, la sienne était arrêtée : il allait foncer chez Kervalec !
Chapitre Vingt-Quatre
La nuit était noire et le quartier dormait déjà. L’ampoule du seul réverbère de la rue avait rendu l’âme depuis si longtemps que les riverains en avaient oublié l’existence. Vincent et Michel passèrent devant le garage en roulant à une allure normale. Rien ne bougeait et aucune lumière ne brillait dans l’immeuble. Personne dans les voitures en stationnement non plus. Michel conduisait. Il fit le tour du pâté de maison, s’arrêta sous le lampadaire éteint, juste assez de temps pour que Vincent descende.
Sitôt fait, ce dernier se fondit dans l’ombre et attendit que les feux de la Mercedes disparaissent. Michel allait se garer deux rues plus loin et reviendrait à pieds. En cas de problème, Vincent appellerait sur un portable qu’il lui avait confié avant leur départ. Il en avait conservé un autre, identique. « Ils ne sont pas répertoriés », avait juste indiqué Michel. Impossible donc de remonter jusqu’à eux en cas de pépin. Un homme de ressources, ce Michel, que Vincent était heureux d’avoir à ses côtés durant cette épreuve. Malgré son cerveau embrumé, il s’approcha du garage en rasant les murs.