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Au pays des ombres Page 8


  Vincent réfléchit. Si Kervalec s’était senti repéré, il n’aurait pas conservé des voitures volées dans son garage. Non, il craignait autre chose. Mais quoi ? Et il avait parlé de se venger. De qui ? On avait trouvé une arme chez lui. L’avait-il achetée en sortant de prison ou avant d’y aller ? Et cette arme était-elle destinée à le protéger ou à le venger ? Autant de questions auxquelles Vincent devrait trouver des réponses.

  – C’est tout ? Vous ne voyez rien d’autre ?

  Galland haussa les épaules.

  – Même ça je m’en souvenais pas, il a fallu qu’on en parle pour que ça me revienne, alors…

  Vincent posa sa carte sur la table et vida son verre.

  – Continuez de réfléchir. Si autre chose vous revient…

  Galland acquiesça et empocha la carte, vaguement déçu de voir que le flic se contentait d’une tournée.

  Vincent se leva, examina la salle avant de revenir vers le cafetier.

  – D’autres personnes ici ont pu connaître Kervalec ?

  Le cafetier secoua la tête.

  – Pas pour le moment.

  – Ok, je reviendrai.

  Vincent lui laissa également sa carte, à tout hasard, et sortit.

  Chapitre Dix-Huit

  Michel fut tout aussi perplexe que Vincent à l’énoncé de ses découvertes.

  – Des projets de vengeance, la peur… Ce type a pu te raconter n’importe quoi pour que tu le laisses tranquille.

  – J’en ai bien conscience, mais je ne crois pas. Je pense qu’il était sincère.

  – Si tu le dis…

  Vincent n’en était pas vraiment convaincu, mais la piste d’un mystérieux ennemi de Kervalec était la seule à laquelle se raccrocher. S’il l’abandonnait, il n’aurait plus rien à se mettre sous la dent et, dans une huitaine de jours, il serait devant le juge qui lui signifierait son inculpation.

  – De mon côté, j’ai pensé à un truc, dit Michel.

  – Oui ?

  – Si Alexandra était bien la maîtresse de ce type ou l’avait été…

  Il eut un geste d’apaisement envers le mouvement de protestation de Vincent.

  – J’ai dit « si »… Donc, s’il y avait ou s’il y avait eu quelque chose entre eux, cela pourrait expliquer son suicide : elle se rend compte qu’elle a fait une connerie et la honte est trop forte. Elle n’a pas d’autre solution que d’en finir.

  – Alexandra n’aurait jamais abandonné sa fille pour ça…

  – Et si Kervalec la faisait chanter ? Il avait ces photos, peut-être d’autres choses encore, des courriers explicites, des vidéos… Qui sait ? Le suicide était peut-être sa seule issue possible.

  Vincent réfléchit. L’hypothèse lui paraissait absurde. Il ne voyait pas Alexandra avec un homme dans le genre de ce garagiste. Mais on avait pourtant découvert chez lui ces photos et cette culotte qui n’auraient jamais dû s’y trouver…

  Paradoxalement, cette hypothèse offrait pourtant un aspect intéressant pour Vincent : si Alexandra s’était suicidée à cause du receleur, cela le dédouanait, lui. Il n’était plus responsable de sa mort. Ce qui lui apporterait un grand soulagement. Il vida son verre et se leva.

  – Bon, faut que je rentre voir comment va ma fille.

  – Elle va bien, ne t’inquiète pas, je suis passé chez toi, tout à l’heure.

  Vincent prit appui sur le dossier de son fauteuil pour reprendre son équilibre au milieu de la pièce qui tanguait.

  – Michel, je voulais te dire… Tu as toujours été un ami. Mais, depuis un an, j’apprécie particulièrement tout ce que tu fais pour moi.

  – Arrête, c’est naturel…

  – Non, sérieusement. Tu sais, aujourd’hui j’ai pris deux balles en pleine poitrine. Heureusement que les nouveaux gilets sont efficaces. Et j’ai pensé à ma fille, j’ai pensé qu’elle n’aurait plus personne si je disparaissais. Je veux que tu me promettes un truc. Promets-moi de t’occuper d’elle si je venais à disparaître.

  Michel secoua la tête, comme s’il était gêné par cette conversation et par la confiance que Vincent lui prodiguait.

  – Tu sais que tu peux compter sur moi, mais ne dis pas de bêtises, tu ne vas pas mourir.

  – C’est promis ?

  – C’est juré craché. Mais ne pense plus à tout ça. C’est l’alcool qui te rend sentimental. Demain tu n’y penseras plus.

  – Si ! C’est trop im… important. Je veux faire le nécess… nécessaire. On va faire des papiers pour ça.

  – Si tu veux. Mais crois-moi, tu m’enterreras. Ne pense plus à ça.

  – Merci.

  Vincent se détourna et, sur un dernier salut de la main, se dirigea en titubant vers la porte.

  – Vincent ?

  – Oui ?

  Il faillit se ramasser en se retournant et se rattrapa de justesse au dossier d’un fauteuil.

  – Il te reste à peine une semaine pour prouver ton innocence, tu ne devrais pas la passer bourré.

  – Tu as raison.

  Il avait dit ça, mais ne voyait pas vraiment en quoi cette remarque était justifiée : il réfléchissait aussi bien ivre que lorsqu’il était à jeun. Ou presque. Parfois, il avait même le sentiment que cela lui permettait de faire des raccourcis, d’avoir des intuitions qui ne lui seraient peut-être jamais venues à l’esprit, s’il était resté sobre.

  Michel l’interpella au moment où il allait sortir :

  – Si mon hypothèse est la bonne, concernant le suicide d’Alexandra, il serait peut-être intéressant d’aller voir chez Kervalec.

  – On y est déjà allés, la veuve ne veut rien lâcher.

  – Non, je veux dire dans son garage. Il faudrait voir si on ne pourrait pas mettre la main sur quelque chose qui aurait échappé aux collègues.

  – Quelque chose comme quoi, par exemple ?

  – On le saura quand on le trouvera, mais je parierais sur des lettres ou d’autres photos…

  Vincent opina. C’était une piste intéressante qu’il ne pouvait se permettre de négliger.

  – Mais pas ce soir.

  – Non, ce soir, tu as besoin d’un bon lit et d’une bonne nuit de sommeil. Embrasse la petite pour moi.

  Vincent ne se fit pas prier et reprit le chemin de sa maison. Heureusement qu’ils étaient voisins, parce que jamais sa voiture n’aurait été capable de retrouver seule sa route.

  Chapitre Dix-Neuf

  Julia était couchée lorsqu’il rentra chez lui. Il consulta sa montre, constata qu’il était plus de vingt-deux heures. Il était demeuré chez Michel plus longtemps que prévu. Toujours la même histoire : un verre en entraîne un autre, et on refait à chaque fois le monde.

  Après s’être servi un autre verre de whisky, il entreprit ce qu’il n’osait faire depuis un an : il fouilla le secrétaire où Alexandra rangeait ses papiers. Rien n’avait été touché depuis sa mort. Les policiers qui avaient enquêté en avaient examiné le contenu, mais sans que rien n’ait retenu leur attention.

  Vincent commença par les relevés bancaires. Ils avaient des comptes séparés et se répartissaient les dépenses du ménage qu’ils réglaient chacun de leur côté. Alexandra n’avait qu’un compte courant, un plan d’épargne logement et un compte sur livret, avec quelques milliers d’euros sur chacun. Pas une fortune, mais assez pour intéresser un petit maître chanteur.

  Femme ordonnée, elle classait ses relevés avec soin. Il remonta sur six mois, ne découvrit aucune opération suspecte. Pas de retrait bizarre, ni de gros virement… Durant les mois précédant sa mort, Alexandra avait continué de gérer ses finances comme elle le faisait auparavant.

  La menace d’un maître chanteur s’éloignait. Sauf s’il en était à sa première tentative lorsqu’Alexandra avait décidé de mettre fin à ses jours.

  Vincent examina tous les papiers qui se trouvaient dans le secrétaire. Ce faisant, il vida son verre et alla le remplir à nouveau. Une heure plus tard, il était certain de ne rien découvrir de plus parmi ces papiers. Le seul élément un peu bizarre
était une facture de carte bleue émise le matin même de sa mort. Les policiers avaient enquêté, à l’époque. Il s’agissait d’une station-service située au Pecq. Il n’avait aucune idée de ce qu’Alexandra était allée faire là-bas. Elle prenait en général l’essence à côté de chez eux, dans le centre commercial le plus proche.

  Il referma le secrétaire, fit claquer l’abattant qui lui échappa des mains et il se figea… Rien. La maison demeurait silencieuse, il n’avait pas réveillé sa fille. Il se servit un dernier verre avant de se coucher, et s’affala dans le canapé. Le salon n’était éclairé que par la lumière du bar, mais cela lui suffisait amplement.

  Son Glock le gênait dans son dos et il le sortit de son étui pour le poser sur la table. Il n’avait pas pris le temps de se changer depuis qu’il était rentré, ni même d’ôter sa veste. Il le ferait au moment de se coucher.

  Il but une rasade, reposa son verre, et son regard vint se fixer sur son arme. Il avait pris deux balles dans la poitrine aujourd’hui. Pourquoi n’avait-il pas tiré le premier ? Ni même riposté après la première rafale qui s’était perdue au-dessus de sa tête ? Avait-il inconsciemment voulu se suicider ?

  Ce serait la solution à tous ses problèmes. Certes, il abandonnerait sa fille mais qu’était-il encore en état de lui apporter ? Michel saurait s’occuper d’elle bien mieux que lui. Il l’aimait, la couvrait de cadeaux depuis sa naissance. Elle serait en de bonnes mains, plus attentionnées que les siennes, en tout cas.

  Et Michel venait de lui promettre de s’occuper d’elle !

  Vincent se saisit de son arme. S’il choisissait la même mort qu’Alexandra, la rejoindrait-il là où elle se trouvait maintenant ? Il n’avait jamais vraiment cru à une vie dans l’au-delà, mais se surprenait parfois à l’espérer depuis qu’Alexandra les avait quittés.

  Dans la main, il tenait un petit kilo de mort et de laideur efficace. Une légère pression de l’index et hop, terminé ! Soit il rejoignait Alexandra, soit il sombrait dans le grand néant où il oublierait enfin tout, et d’abord ce sentiment de culpabilité qui le minait.

  Il remonta l’arme devant ses yeux. Alexandra avait préféré le cœur. Un homme choisissait en général la tempe, ou la bouche s’il voulait être sûr de ne pas se rater.

  De la pénombre, une silhouette pénétra dans son champ de vision et accrocha son attention. Ce n’était pas la première fois qu’il avait la sensation d’une telle présence près de lui, la nuit. D’habitude, il évitait de se retourner, de crainte de faire fuir celle qu’il espérait. Mais ce soir, il était plus ivre que jamais.

  – Alexandra ?

  Il se retourna.

  La silhouette se figea sur le seuil de la pièce et le regard de Vincent mit quelques secondes à comprendre que ce n’était pas Alexandra qui apparaissait.

  – Julia ?

  Sa fille le fixait avec terreur et il réalisa qu’il avait toujours son arme à la main, à quelques centimètres de son visage. Il laissa doucement retomber son bras.

  – Je… J’allais le nettoyer, dit-il.

  Il posa le Glock sur la table et le son mat de l’arme sur le bois résonna dans l’atmosphère lourde de la pièce. Julia fit trois pas en avant, le regard fixé sur le pistolet qui avait déjà tué sa mère…

  – Il est propre, dit-elle.

  Elle le prit et il la laissa faire, alors qu’il lui avait toujours interdit de toucher à ses armes.

  Consciente que ce Glock lui avait enlevé la personne qu’elle chérissait le plus au monde, la fillette le tenait entre deux doigts comme une chose répugnante, au risque de le laisser tomber. Vincent voulut lui dire de le poser, mais comme il n’y avait pas de balle dans le canon, elle ne risquait rien.

  – Je vais le ranger. Je te le rendrai demain. Tu devrais aller te coucher.

  Il acquiesça et le salon se mit à tournoyer autour de lui.

  Lorsque Julia revint dans la pièce, Vincent n’était toujours pas parvenu à s’extirper du fauteuil. Elle l’aida à se relever en le tirant par un bras. Pesant sur les épaules de sa fille, il passa dans sa chambre où elle l’aida à se défaire de sa veste et de sa chemise. Puis elle lui dégrafa sa ceinture, lui ôta l’étui du Glock, et il s’affala sur le lit. Julia lui retira ses chaussures et alla chercher le plaid dont elle l’avait recouvert la veille. Elle éteignit en sortant, laissa la porte entrebâillée au cas où il aurait besoin de quelque chose durant la nuit.

  Puis elle regagna sa propre chambre.

  Julia s’assit sur son lit, sachant qu’elle aurait beaucoup de mal à se rendormir. Elle vivait un cauchemar et se demanda quand tout cela s’arrêterait, et même si cela s’arrêterait un jour… Depuis la mort de sa mère, les choses allaient de mal en pis.

  Elle se leva pour prendre un livre dans sa bibliothèque. Elle l’ouvrit à l’endroit où une lettre faisait office de marque-page. Sur l’enveloppe, sa mère avait inscrit : « Pour Vincent ».

  Julia, inquiète, culpabilisée, fixa longuement cette lettre qui l’empêchait souvent de dormir, et qui devait l’accuser. Elle avait la certitude qu’elle disait tout, et racontait pourquoi sa mère s’était suicidée à cause d’elle.

  Et si son père la lisait, il se tuerait peut-être à son tour.

  Mais s’il n’en prenait pas connaissance, il continuerait d’imaginer qu’elle s’était tuée à cause de lui. Ce remords finirait par le tuer aussi !

  Quoiqu’elle fasse, Julia avait le sentiment d’attirer le malheur sur leur maison, une fois de plus, pouvant entraîner la mort de la seule personne qui lui restait au monde.

  Malgré ses douze ans, son expérience de la vie lui donnait une maturité d’adulte. Terrifiée, elle avait tout compris de la situation. Elle s’abandonna à des sanglots silencieux avant de refermer le livre sur son secret, et de le ranger, anonyme, perdu au milieu de la centaine d’ouvrages qui composaient sa bibliothèque.

  Au fond du couloir, elle entendit son père ronfler. Elle se recoucha et éteignit sa veilleuse. Les sanglots la secouèrent longtemps dans sa chambre obscure avant que le sommeil ne vienne enfin lui apporter l’oubli.

  Chapitre Vingt

  Vincent se réveilla la bouche pâteuse et avec un mal de crâne comme il n’en avait pas connu depuis longtemps. Il avait dû sérieusement abuser du whisky la veille au soir.

  Ses yeux se posèrent alors sur la table de chevet où Julia avait posé l’étui vide de son Glock, et la mémoire lui revint en partie. Il se revit, l’arme à la main, comme hypnotisé par ce néant qui l’attirait. Et ensuite ?

  Ensuite, sa fille arrivait, prenait l’arme et le conduisait se coucher… Il était en train de prendre conscience qu’il l’avait imprudemment laissée entre les mains de Julia !

  Cette pensée le dégrisa instantanément et il sauta du lit. Il constata qu’il avait dormi avec son pantalon qui serait bon pour un passage au pressing. Il boucla sa ceinture, enfila ses chaussures et se rendit à la cuisine où sa fille prenait son petit déjeuner.

  Il eut honte de voir à quel point elle était devenue autonome en moins d’un an, et comme elle avait appris à se passer de lui. En temps normal, il en aurait éprouvé de la fierté, mais aujourd’hui, cette indépendance révélait sa négligence et peut-être son incapacité à l’élever : Julia se passait de lui parce qu’il n’était pas là quand elle en avait besoin. Elle avait appris à se débrouiller seule depuis la mort de sa mère parce qu’elle ne pouvait pas compter sur lui.

  Une fois de plus, il se dit avec tristesse qu’elle serait bien mieux sans lui. Au fait, qu’est-ce que Julia avait pu faire de son Glock ?

  Leurs regards se croisèrent, elle devina ses pensées et hocha la tête avec gravité.

  – Je vais le chercher, dit-elle.

  Il la suivit jusqu’au seuil de sa chambre, la vit glisser la main sous le matelas et en ressortir l’engin de mort. Tenue avec délicatesse, cette chose énorme et noire dans sa petite main blanche ressemblait à un gros insecte endormi qui ne demandait qu’à se réveiller et agresser celle qui le tenait. Vincent la débarrassa d
e ce poids.

  – Merci, dit-il.

  – Papa, j’ai besoin de toi !

  Il opina sans mot dire, luttant pour contenir ses larmes, et lui passa la main dans les cheveux. Mais Julia se dégagea et fila dans la cuisine.

  Il remisa l’arme dans l’étui qu’il posa sur l’armoire de sa chambre avant de passer dans la salle de bains. La douche glacée lui fit du bien, et lorsqu’il réapparut dans la cuisine, rasé de frais, propre, coiffé, et vêtu d’un costume qui n’avait pas l’air de sortir d’une poubelle, c’est un autre homme qui s’adressa à sa fille.

  – Alors, bien dormi ?

  Julia haussa les épaules et continua de boire son chocolat. Il se rendit compte alors qu’elle lui avait préparé son café.

  – Merci, ma fille, je ne sais pas ce que je deviendrais sans toi.

  Faisant un effort d’imagination pour lui être agréable, il lui dit :

  – Tu sais quoi ? Ce soir, je vais rentrer de bonne heure, et nous fabriquerons ce nichoir pour les oiseaux que tu me réclames depuis une éternité.

  Manifestement, la construction de cet abri n’enthousiasmait pas Julia, en butte à d’autres problèmes. Il posa la main sur son épaule.

  – Tu n’es pas contente, qu’on fabrique enfin cette petite cabane ?

  – Si, bien sûr.

  Elle se dégagea et alla rincer son bol dans l’évier avant de le mettre dans le lave-vaisselle. Une vraie petite femme d’intérieur, songea Vincent, se disant également que cette enfant était bien trop fragile et jeune pour supporter ce qu’elle vivait et ce qu’elle voyait du spectacle donné par son père.

  Il décida que le soir même, il cesserait de boire. Ou du moins qu’il boirait… moins, décision prise tant de fois déjà, en vain !

  Chapitre Vingt et Un

  La matinée parut interminable à Vincent qui tapait le rapport sur l’arrestation du gang de la veille, un œil fixé sur la pendule. Tout à son histoire personnelle, il avait bien du mal à se concentrer sur les affaires courantes. À dix heures, il avait appelé Muriel. Comme il s’y attendait, l’accueil avait été très froid. Muriel était la meilleure amie d’Alexandra et, comme lui, elle n’avait jamais accepté sa mort. Elle l’en tenait même pour responsable !