Au pays des ombres Read online
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Les scellés avaient été mis sur la porte, mais c’était le cadet de ses soucis. Il les arracha d’un geste et introduisit dans la serrure le petit outil confisqué quelques années plus tôt à un cambrioleur. Il n’avait jamais eu l’occasion de s’en servir ailleurs que sur les vieilles serrures qu’il avait utilisées pour le tester, et constata qu’il fonctionnait toujours aussi bien.
La porte du garage s’ouvrit et il se glissa dans l’obscurité, refermant sans bruit derrière lui avant d’allumer sa torche.
Vincent se retrouva face à un tel fatras qu’il en fut vite dégrisé. Comment espérer découvrir quelque chose là-dedans ? Le faisceau de sa lampe se promena sur des carcasses de vieilles voitures qui encombraient le fond de l’atelier – il reconnut au passage la silhouette caractéristique d’une Ford Mustang de la grande époque –, puis gagna des étagères métalliques, encombrées de bidons et d’une multitude de pièces mécaniques dont on ne savait plus vraiment à quoi elles avaient pu servir.
Le garage semblait n’avoir que deux issues : celle par laquelle il était entré, s’encastrant dans le portail qui coulissait pour permettre le passage des véhicules, et une petite porte en bois, en haut de trois marches, qui devait accéder directement à l’habitation des Kervalec. Vincent espérait ne pas avoir à fouiller ce logement. Forcé de le faire en plein jour pour éviter la présence de la famille, il multiplierait les risques. Il devait absolument découvrir quelque chose dans le garage lui-même !
Le commissaire Monnier avait parlé d’un bureau dans lequel il avait retrouvé les photos…
Le rayon lumineux de sa lampe continua de parcourir l’ensemble du local, ce qui lui permit de distinguer, au fond, derrière les voitures, un escalier en bois qui montait jusqu’à… un petit bureau vitré qui surplombait le garage en mezzanine.
Les marches grincèrent sous le poids de Vincent. La porte était demeurée ouverte après le passage de ses collègues ; il n’eut donc aucune difficulté à pénétrer dans ce qui avait été l’antre de Kervalec, l’endroit secret où il avait conservé les souvenirs d’Alexandra.
Vincent fut rapidement désappointé. La fouille menée par Monnier et ses hommes avait été minutieuse. Ils avaient déplacé les placards et le bureau pour regarder derrière, mis les tiroirs sens dessus dessous…, et surtout ils avaient emporté tout ce qu’ils renfermaient. La pièce ne contenait plus aucun papier ! Il ne restait qu’un malheureux calendrier publicitaire au mur, provenant du restaurant « Les Bateliers », situé à Marly-le-Roi.
Du style calendrier des pompiers, avec une photo différente pour chaque mois, ce n’était pas le genre sur lequel on peut aisément prendre des notes. Vincent le feuilleta néanmoins, à tout hasard. Comme il s’y attendait, il ne contenait pas la moindre annotation. Pour cette raison, probablement, les enquêteurs n’avaient pas jugé bon de l’emporter. Vincent le raccrocha machinalement au mur, se demandant bien où tout cela le menait. Sa réponse était claire : nulle part.
Il allait devoir fouiller la maison.
Mais avant de s’y résoudre, il lui fallait s’assurer qu’il ne laissait rien derrière lui. Il avait toute la nuit pour faire le tour du garage. Sans grande illusion.
Il allait s’attaquer à ce travail de titan lorsque le téléphone que lui avait confié Michel vibra dans sa poche. Au même instant, la porte du garage s’ouvrait d’un coup avec un grondement métallique.
Vincent éteignit sa lampe d’un geste réflexe et se retrouva plongé dans une semi-obscurité. En effet, deux sources de lumière éclairaient très faiblement les lieux. La première provenait de la porte que l’on venait d’ouvrir, et la seconde, plus discrète, d’au-dessus de sa tête. Il leva les yeux et découvrit un vasistas.
Sans perdre de temps à réfléchir, il monta sur le bureau, tandis qu’un appel était lancé au rez-de-chaussée :
– Police ! Qui que vous soyez, sortez de là les mains en l’air !
Vincent rangea la lampe dans sa poche et tira sur la targette qui maintenait le vasistas fermé.
En bas, à quelques mètres de lui, le rayon d’une puissante torche déchirait les ténèbres. Il repoussa le vasistas qui s’ouvrit en grinçant, déclenchant de nouveaux appels des policiers :
– Qu’est-ce que c’est que ce bruit ? Qui est là ? Pas un geste ! Sortez les mains en l’air. Mais allume, bon Dieu !
– J’essaie, mais j’trouve pas l’interrupteur.
Il agrippa le rebord du vasistas et tenta de se hisser à l’extérieur à la force de ses bras. Bon sang, quel effort ! Il avait pris du poids et manquait d’exercice.
– Y’a personne ?
– Si ! Là-haut ! Il se sauve par le toit !
Entendant le bruit de ses poursuivants qui faisaient trembler l’escalier de bois sous leurs pas, Vincent effectua un dernier soubresaut et parvint à rouler sur le toit. Il se redressa aussitôt, essoufflé par son effort, et se mit à courir vers l’immeuble voisin. Heureusement, la toiture du garage était presque plate et celle de l’entrepôt voisin la surplombait de deux mètres à peine. Il parvint à grimper dessus sans trop de difficultés. Derrière lui, toujours pas de poursuivants : apparemment, les policiers qui s’étaient lancés sur ses talons n’étaient pas en meilleure forme que lui. Il escalada le toit, en franchit le faîte et redescendit de l’autre côté jusqu’au bord. Il n’avait pas vraiment le choix : pas d’autre issue en vue, les flics qui allaient bientôt déferler, et le quartier qui serait bouclé dans quelques minutes !
Il était hors de question de se rendre et de sortir sa carte. Les ennuis lui tomberaient dessus à la vitesse d’un météore et il était certain de se retrouver en garde à vue dans un premier temps, mis en examen ensuite, avec, à la clef, une inculpation pour perquisition illégale, effraction, violation de domicile, et tout ce qu’il plairait au juge de rajouter…
Couché le long du bord du toit, il palpa le mur sous lui. Il n’était qu’au deuxième niveau, c’était jouable s’il faisait preuve d’audace et bénéficiait d’un peu de chance.
Sa main gauche se referma sur un conduit de descente des eaux de pluie. Un bon vieux conduit en fonte, bien solide.
Sans prendre le temps de réfléchir, il se laissa glisser dans le vide, sa main droite agrippée au rebord de la gouttière, et il se retrouva suspendu, la main gauche empoignant le conduit de descente en fonte, lui permettant d’assurer sa position, tandis que la droite cramponnait toujours la gouttière en zinc qui donnait des signes de fatigue et grinçait sinistrement.
Il décida que le moment était venu. Il lâcha prise, dégringola d’un bon mètre et se retrouva, tétanisé, les deux mains rivées au tuyau d’évacuation des eaux pluviales, le cœur battant la chamade. Il avait bien cru que c’en était fini pour lui.
Il expira profondément. Le plus dur était fait. Rapidement, il entama une descente qui, pour n’avoir rien d’académique, n’en était pas moins efficace : les deux pieds accrochés au fameux conduit pour se laisser glisser, Vincent s’en remettait aux lois de la gravité pour remplir leur office, se contentant d’accompagner sa chute en décrochant ses mains l’une après l’autre.
Deux étages plus bas, il percuta le sol plus vite qu’il ne s’y attendait et se tordit la cheville.
Jurant à voix basse, il s’éloigna en boitillant. Michel l’attendait à deux rues de là. Il tourna à gauche cinquante mètres plus loin, marchant aussi vite que la douleur le lui permettait. Il traversa la chaussée, atteignit le trottoir opposé juste au moment où un gyrophare apparaissait à toute allure, derrière lui, à l’autre bout de la rue. Vincent hésita : se mettre à courir ou attendre et sortir sa carte cette fois, comme s’il ne faisait que se promener dans le quartier ?
Il n’eut pas à trancher. La voiture prit la direction qu’il venait de quitter, et il l’entendit freiner brutalement peu après.
Il se jeta alors dans la première rue. À ce moment-là seulement, il repensa au téléphone qui avait vibré dans sa poche, alors qu’il était encore dans le garage. Il avait un message qu’il écouta.
> « Fais gaffe ! Voilà des flics ! » disait la voix de Michel.
Merci de me prévenir !, maugréa Vincent.
Une voix féminine lui proposait de rappeler son correspondant, ce qu’il fit aussitôt. Michel décrocha très vite mais ne dit rien.
– Tu peux parler, c’est moi, souffla Vincent.
– Ah ! Tu m’as fait peur. Alors ? Qu’est-ce que tu fiches ?
– J’ai réussi à sortir. J’arrive, mais le coin est bourré de flics. Tu es toujours au même endroit ?
– J’ai dû déplacer la voiture mais je t’y retrouve dans deux minutes.
Vincent gagna l’ombre d’une porte cochère et n’eut pas à attendre très longtemps avant de voir la Mercedes de Michel tourner à l’angle de la rue.
La voiture s’arrêta à sa hauteur et redémarra sitôt qu’il fut monté.
– Alors ? demanda Michel. Qu’est-ce qui s’est passé ? T’étais à peine dedans que les flics débarquaient. Tu m’as flanqué une de ces trouilles.
– Quelqu’un a dû me voir entrer. Ou peut-être l’éclat de la lampe sur le vasistas. À moins que la veuve ne m’ait entendu…
– En tout cas, tu as de la chance qu’ils n’aient envoyé qu’une seule voiture. Comment tu t’en es sorti ?
Vincent raconta l’exploration du garage, puis son périple sur les toits tandis que le véhicule prenait de la vitesse et les éloignait de ce quartier où les policiers devaient être en train de se demander s’ils ne couraient pas après un fantôme.
– Tout ça pour rien, commenta Michel en se garant devant chez lui, alors que Vincent venait juste d’achever son récit.
– Pas tout à fait. Le calendrier, sur le coup, ça ne m’a pas dit grand-chose, mais avec le recul, je pense que je suis peut-être sur une piste.
– Un calendrier publicitaire ? Tu appelles ça une piste ?
– Le calendrier d’un restaurant à Marly-Le-Roi !
– Et alors ?
– Et alors, la dernière facture de carte bleue faite par Alexandra provenait d’une station-service du Pecq, le matin de sa mort. On n’a jamais su ce qu’elle était allé faire là-bas.
– Et le Pecq et Marly se touchent !
– Exactement.
– Donc tu penses qu’ils se fréquentaient bien en dehors de la vidange occasionnelle ?
– Tout semble l’indiquer. Je ne veux pas croire qu’ils étaient amants, mais quelque chose les liait. Et je vais découvrir quoi. À défaut d’autres indices, demain j’irai rendre visite à ce restaurant, peut-être que, là, quelqu’un se souviendra d’eux… On doit au moins y connaître Kervalec puisqu’il possédait leur calendrier. Et ensuite, il faudra que j’aie une nouvelle discussion avec la veuve.
– Elle ne te dira rien, tu l’as vue…
– Faudra bien qu’elle balance ce qu’elle sait, ma liberté est à ce prix et je ne suis pas le seul en cause : ma fille a déjà perdu sa mère, elle ne doit pas me perdre aussi.
Vincent fut le premier surpris de ce qu’il venait de prononcer. La veille encore, il était persuadé qu’il vaudrait mieux pour Julia qu’il disparaisse et que quelqu’un d’autre veille sur elle…
– Bon, je vais me coucher, je commence à raconter des conneries, dit-il. Merci pour le coup de main.
Michel balaya les remerciements d’un geste et le regarda rentrer chez lui avant d’actionner la télécommande de la porte de son garage.
Un calendrier publicitaire pour seule piste ! N’importe qui aurait renoncé. Mais Vincent n’était pas n’importe qui. Il l’avait formé et il pouvait être fier de son travail. S’il y avait quelque chose à découvrir dans ce restaurant, Vincent le découvrirait.
Chapitre Vingt-Cinq
Le restaurant correspondait bien à la photo du calendrier : une bâtisse à un étage, aux murs cachés sous du lierre. Une enseigne de couleur ocre annonçait « Les Bateliers » au-dessus de l’entrée et s’étendait de chaque côté jusqu’aux fenêtres de ce qui devait être une grande salle à manger. Et, pour ceux qui auraient eu du mal à déchiffrer la calligraphie un peu recherchée, deux péniches encadraient le nom. Cramponné à la berge, le bâtiment surplombait les eaux sombres de la Seine et se prolongeait par une terrasse sur pilotis qui devait être fort agréable en été.
Vincent se gara de l’autre côté de la route et nota, en descendant de voiture, que l’endroit louait également des chambres. Il en ressentit un pincement au cœur. Alexandra venait-elle ici pour retrouver son amant ?
Au moment de traverser, il hésita : que risquait-il de découvrir ? Avait-il vraiment envie de connaître les réponses à ses questions ?
Peu importaient ses désirs et ses craintes. Depuis l’irruption de Kervalec dans sa vie, il avait l’impression de se trouver sur un chariot lancé sur des montagnes russes, sans maîtriser ni le chemin à suivre ni la vitesse. Tout son avenir était menacé et il devait faire le nécessaire pour ne pas se retrouver en prison. Il lui fallait élucider le mystère des rapports entre Kervalec et Alexandra.
Il pénétra dans le restaurant. Il était à peine onze heures, et, pour l’instant, il n’y avait là qu’une serveuse qui dressait le couvert sur des tables drapées de nappes blanches.
– Le restaurant n’est pas encore ouvert, monsieur.
– Je sais. Je voudrais voir le propriétaire.
– Monsieur Pastureau ? Je vais le chercher.
Monsieur Pastureau était un homme bedonnant, d’une cinquantaine d’années. Il arriva dans la salle à manger en s’essuyant les mains sur son tablier blanc tandis que la serveuse retournait à ses préparatifs.
– Monsieur ?
Vincent sortit sa carte et la lui montra en même temps que la photo de Kervalec.
– Capitaine Vincent Brémont. Connaissez-vous cet homme ?
Le restaurateur prit la photo que Vincent lui tendait, et chercha la clarté d’une fenêtre pour mieux la détailler.
– Oui, il venait régulièrement ici, mais ça fait un bout de temps qu’on ne l’a pas vu. Il avait un nom breton…
– Kervalec.
– C’est ça. Il tient un commerce dans le coin et venait ici, de temps en temps, avec des clients ou des fournisseurs.
Vincent sortit la photo d’Alexandra.
– Est-ce que vous l’avez déjà vu avec cette femme ?
– Jolie fille ! Non, ça ne me dit rien.
– Vous en êtes sûr ?
– Je ne l’aurais pas oubliée… Mais bon, je suis souvent en cuisine. Faudrait demander aux serveuses… Monique ! Monsieur est de la police. Il veut savoir si on a vu ces deux-là ensemble. Lui, je suis sûr qu’il vient de temps en temps, mais elle, ça ne me dit rien. Et toi ?
La serveuse prit les deux clichés et les examina tour à tour.
– Il y a un bout de temps qu’il est pas venu, lui. Ça doit bien faire un an.
– Il a dû s’absenter, avança Vincent en guise d’explication.
– Il me semble qu’elle était avec lui la dernière fois où il est venu, se souvint-elle.
Vincent sentit les battements de son cœur s’accélérer.
– Vous en êtes sûre ?
– Certaine. Je me suis même dit qu’ils faisaient un drôle de couple. Elle ne paraissait pas être du même monde, vous voyez ce que je veux dire ?
Vincent voyait parfaitement.
– Vous êtes sûre qu’ils formaient un couple ?
Elle secoua la tête.
– À vrai dire, non. Ils n’ont pas pris de chambre. Mais en tout cas, ça ne ressemblait pas à un repas d’affaires.
– Qu’est-ce que vous voulez dire ?
– Ben, ils avaient l’air de se disputer, et elle s’est même mise à pleurer. Il lui a pris la main, mais elle l’a retirée brusquement. Lui aussi s’est mis à pleurer à un moment donné.
– Une querelle d’amoureux ? Une rupture ?
– Je ne sais pas, c’est pas l’impression que ça donnait. Ils avaient l’air malheureux tous les deux… Vous savez, des ruptures et des disputes, on en voit souvent ici. En
général, il y a deux attitudes : la personne qui largue a l’air ennuyée mais reste distante, comme si elle se trouvait déjà ailleurs, et l’autre s’effondre et pleure quelquefois. Mais, c’est toujours bien tranché. On sait qui largue qui.
– Et leur discussion ne vous a pas donné cette impression ?
– Je ne sais pas, peut-être, mais leur attitude n’était pas typique de ce genre de situation.
– Vous n’avez pas entendu de quoi ils parlaient ?
– Non, ils se taisaient quand j’approchais. Et puis ils avaient réservé en terrasse, malgré le temps. Et moi, je servais surtout en salle. Ils avaient demandé à être placés tout seuls dans le coin, là-bas, peut-être pour qu’on ne les voie pas de la salle.
– C’était quand ?
– Je dirais un peu plus d’un an. On sortait de l’hiver mais il faisait encore frais. Mars ou avril.
– Le 12 avril ?
– C’est possible…
Le restaurateur, qui avait suivi l’échange avec intérêt, choisit cet instant pour intervenir.
– Y’a un moyen bien simple de retrouver la date si elle est importante pour vous.
– Elle l’est.
– Suffit de regarder dans les réservations de l’année dernière.
Il passa derrière la réception et sortit d’un tiroir un gros agenda noir.
– Le 12 avril, vous dites ?
Vincent se rapprocha et regarda les gros doigts feuilleter rapidement les pages, jusqu’à celle du 12 avril, parcourir une liste de noms et s’arrêter sur l’un d’eux.
– Là !
Il fit pivoter l’agenda, et Vincent put lire sur la ligne qu’il indiquait : « Kervalec, deux couverts, terrasse ».