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Au pays des ombres Page 5


  – Tu te rends compte que tu me demandes de me souvenir d’une arrestation qui remonte à vingt ans ? On aurait serré ta victime, Yvon Kervalec ? Le nom me dit vaguement quelque chose.

  Il se laissa aller dans son fauteuil, fermant les yeux pour mieux réfléchir.

  Vincent n’avait pas attendu longtemps pour prendre conseil auprès de lui. Dès leur retour à Nanterre, alors que Julia reprenait possession de son univers, il avait enjambé la petite clôture séparant leurs jardins pour venir chercher de l’aide chez son ami et mentor, et le mettre au courant des derniers rebondissements. L’ex-officier de police Michel Messac, retraité depuis peu mais l’esprit toujours aussi vif, avait écouté son histoire sans l’interrompre. Il n’avait émis qu’un seul commentaire lorsque Vincent avait terminé : « Tu es dans une sacrée merde ! »

  Cela, Vincent le savait déjà.

  – Il va falloir jouer serré, avait poursuivi Michel. Ces gars-là ne te feront pas de cadeau. Souviens-toi de ce qui m’est arrivé…

  L’histoire était encore présente dans la mémoire de Vincent. À l’époque, Michel avait été accusé de toucher de l’argent sur un trafic. Malgré ses dénégations, l’IGS avait préféré croire les déclarations de l’indic qui l’avait dénoncé. Vincent lui-même avait été soupçonné et sérieusement travaillé par les bœuf-carottes pendant plusieurs jours, mais rien n’avait été retenu contre lui et il avait conservé son poste. Michel, lui, avait été contraint de démissionner.

  – S’ils s’en prennent à toi, ils ne te lâcheront pas.

  – Mais bon sang, je n’ai rien fait !

  – Moi non plus, je n’avais rien fait. Et regarde où je me suis retrouvé.

  Cette perspective inquiétait sérieusement Vincent. Que ferait-il s’il était chassé de la police ? Les enquêtes, la lutte contre les malfaiteurs de tous poils, remplissaient sa vie encore plus depuis la mort de sa femme.

  Pire, s’il était exclu de la police c’est qu’il aurait été accusé de meurtre et mis en prison !

  – Je n’ai vraiment pas envie d’en arriver là, constata-t-il. C’est pourquoi je dois trouver tout ce qui me relie à ce type. Et apparemment, la première fois que nos chemins se sont croisés, c’était en 1990, quand nous l’avons arrêté.

  – Yvon Kervalec, garagiste, murmura Michel sans ouvrir les yeux. Ça me revient maintenant. On l’a arrêté pour recel dans le cadre de l’affaire Baretti.

  Baretti. François Baretti : soupçonné d’avoir abattu Lucien Diforzo dans un bar de Pigalle, milieu corse, trafics divers, guerre des gangs. Dans le lot de ces arrestations en série, on retrouve un petit garagiste soupçonné de recel : Yvon Kervalec. Vincent s’en souvenait à présent.

  – Qu’est-ce qu’il est devenu ?

  – Baretti a pris dix ans. Il a dû sortir quatre ou cinq ans plus tard.

  – Non, je me fous de Baretti. Qu’est-ce qu’on a fait de Kervalec ensuite ?

  Michel rouvrit les yeux.

  – Aucune idée. Je crois qu’on l’a relâché après qu’il nous ait balancé quelqu’un de plus gros, à moins qu’on ait laissé tomber faute de preuves contre lui.

  Vincent grimaça.

  – Ça ne nous avance pas à grand-chose.

  – Au contraire, on sait maintenant qu’il n’y avait aucun lien entre lui et toi. Donc, c’est du côté de ta femme qu’il faut creuser.

  – Alexandra ?

  Prononcer son nom était aussi douloureux qu’un coup de couteau en plein cœur. Vincent serra les dents mais Michel le connaissait trop pour ne rien remarquer.

  – Elle te manque toujours autant.

  Vincent haussa les épaules. Sa voix lui fit défaut pour répondre. Dire qu’Alexandra lui manquait était comme de demander à quelqu’un qui se noie s’il a besoin d’oxygène. Mariés depuis près de quinze ans, ils étaient toujours amoureux comme au premier jour et ne pouvaient imaginer leur vie l’un sans l’autre. C’était du moins ce qu’il croyait.

  Jusqu’à ce qu’elle se suicide et le mette devant l’évidence pénible qu’elle n’envisageait plus la vie avec lui.

  Michel se leva et vint poser la main sur son épaule.

  – Je suis désolé, dit-il, si je t’ai fait de la peine en te disant cela.

  – Pas tant que moi.

  Il s’assit à ses côtés et Vincent lui en fut reconnaissant. Ainsi n’aurait-il plus à le regarder en face et à contenir ses larmes. Un homme ne pleure pas. Mais il n’avait plus le sentiment d’être un homme depuis qu’Alexandra l’avait abandonné. En se tuant, elle l’avait amputé de la moitié de lui-même. Il n’était plus que l’ombre de lui-même.

  Il prit la bouteille de whisky que Michel avait posée sur la table et remplit à nouveau son verre. Son ami ne dit rien, le laissant avaler une ample gorgée avant de reprendre leur conversation :

  – Ce commandant Monnier va tenter de te faire porter le chapeau.

  – J’en ai conscience, crois-moi.

  – Et il est à Cabourg, loin d’ici. Il va devoir se contenter de ce qu’il a sur place, pour ainsi dire rien, et de ce qu’il a trouvé dans sa perquise chez Kervalec, c’est-à-dire juste des documents qui paraissent t’incriminer ou du moins confirmer l’existence d’un lien entre la victime et toi.

  Vincent opina.

  – Tu l’as dit : je suis dans la merde.

  – Et surtout, tu n’as pas le choix.

  – Qu’est-ce que tu veux dire ?

  – L’enquête est menée en province par un flic hostile, et tu as le cul sur la cible. Tu ne peux pas compter sur lui. Tu vas devoir prouver ton innocence tout seul.

  – Mais je n’ai pas le droit d’intervenir, je…

  – Tu préfères attendre qu’on te convoque chez un juge pour te signifier ton inculpation ? Qu’est-ce que tu feras du fond d’une cellule ? Tu dois agir, et agir vite.

  – Qu’est-ce que tu suggères ?

  – Tu connais les méthodes : collecte d’informations, interrogatoire des témoins.

  Vincent reprit une rasade de whisky qu’il ingurgitait sans y prêter attention. S’il se faisait prendre à mener une enquête parallèle, cela lui coûterait un maximum. Mais Michel avait raison. S’il ne se remuait pas, personne ne le ferait pour lui, et c’est derrière les barreaux qu’il regretterait alors les conséquences de son inaction.

  – Ok, dit-il, tu as raison. Qu’est-ce que tu proposes ?

  – On n’a pas trente-six pistes. Il faut commencer par interroger la veuve.

  – Monnier l’a déjà fait.

  – Monnier ne cherchait qu’à t’incriminer. Toi, tu vas chercher tout ce qui peut te conduire sur une autre voie.

  Vincent hochait la tête au fur et à mesure que la sagesse de ces recommandations parvenait jusqu’à son cerveau embrumé d’alcool.

  – Je t’accompagnerai, décida soudain Michel.

  – Non, je ne peux pas te demander ça. Si ça tourne mal, si je suis pris…

  – C’est justement pour éviter que ça tourne mal que je me propose de t’aider. Excuse-moi, mais ton niveau d’imprégnation d’alcool est arrivé à un point tel que tu es parfois incohérent. Je crois qu’il vaut mieux que quelqu’un de sobre t’accompagne pour mener à bien cette recherche et pour t’aider à te contrôler, en quelque sorte.

  Vincent dut reconnaître le bon sens de son ami. Cette affaire allait demander beaucoup de doigté. Mener une enquête parallèle risquait de contrarier sa hiérarchie si elle venait à le savoir. Mieux valait pour lui disposer d’un garde-fou.

  – Et puis, conclut Michel, l’inaction commence à me peser. Ça me fera du bien de reprendre le collier, même en amateur. Allez, courage, on va te sortir de là…

  Vincent aurait aimé partager son enthousiasme. Il leva son verre pour trinquer à cette perspective et vit qu’il était vide. Il le remplit à nouveau.

  – À notre équipe, dit-il en le levant, à sa reformation, et à ses suc… succès.

  Chapitre Dix

  Vincent rentra chez lui tard, ce soir-là. Il s’assura que sa fill
e était couchée. Comme à chaque retour de vacances, les placards de la cuisine étaient vides. Dans la poubelle, un carton de pizza surgelée indiquait que Julia avait déjà fait une descente dans le congélateur. Bien. Il aurait dû en faire autant, mais une pizza à cette heure tardive ne lui disait rien.

  Il passa dans le salon, ouvrit le bar et se servit un grand verre de whisky. D’une démarche hésitante, il vint le poser sur la table basse. Au moment de s’asseoir, il se ravisa et repartit chercher la bouteille, puis se laissa tomber dans le canapé. Il avait besoin de réfléchir.

  Il fit tournoyer le liquide ambré qu’il fixa comme pour s’hypnotiser. Michel avait raison. Il devait enquêter de son côté. Il devait comprendre pourquoi Yvon Kervalec avait son adresse dans sa poche, pourquoi il avait été tué à deux pas de chez lui. Et alors seulement, il découvrirait peut-être pourquoi Alexandra s’était suicidée, et quelle avait pu être la nature de ses rapports avec Kervalec ?

  Dès lundi matin, quand il reprendrait son service, il ferait cracher à son écran d’ordinateur tout ce qu’il savait sur le garagiste. Mais il était peu probable que les fichiers le renseignent aussi sur ce qui s’était passé entre lui et sa femme. Pour ça, il devrait enquêter en direct, auprès de ceux et celles qui avaient connu Alexandra.

  – Muriel, murmura-t-il.

  La perspective de la revoir ne l’enchantait pas. Elle le détestait cordialement. Mais elle avait été la meilleure amie et la confidente d’Alexandra, et si quelqu’un savait quelque chose d’une éventuelle relation extraconjugale, c’était bien elle. À condition qu’elle veuille bien parler.

  Ce qui lui promettait une partie de plaisir.

  Il se resservit un verre.

  Le lendemain matin, Julia se leva et découvrit son père vautré sur le canapé du salon, encore habillé et ronflant comme un sonneur. Un verre et une bouteille de whisky vides traînaient sur la table à portée de sa main. L’enfant prit un plaid sur un fauteuil voisin et vint le recouvrir. Puis elle ramassa la bouteille et le verre et les emporta dans la cuisine. La vie reprenait son cours normal.

  Chapitre Onze

  Vincent s’était réveillé la bouche pâteuse vers midi, était passé sous la douche pour essayer de s’éclaircir les idées, avant de prendre un grand café noir qui avait eu un peu plus d’effet. Les placards de la cuisine étaient toujours aussi vides, et il était un peu tard pour faire les courses. Il avait donc emmené sa fille au restaurant, cédant cette fois à ses caprices en optant pour le Mac Donald le plus proche. Il détestait ça, mais son palais engourdi par l’alcool ingurgité jusque tard dans la nuit ne lui aurait pas permis d’apprécier une cuisine plus raffinée. Autant alors faire plaisir à sa fille. Il prit la même chose que Julia et se força à tout manger. La nourriture lui fit du bien et le Coca chassa les résidus d’alcool. Quand ils se levèrent de table, il se sentait nettement mieux. Ils rentrèrent à la maison et il prit le temps de se raser avant de rejoindre son ex-chef et ami pour l’embarquer dans leur expédition chez la veuve de Kervalec.

  Ils déboulèrent chez elle en plein milieu d’après-midi. La femme qui leur ouvrit correspondait exactement à l’image que Vincent s’était faite de l’épouse du garagiste receleur. Il lui brandit sa carte tricolore sous le nez, gardant le pouce sur son nom au cas où ses collègues lui auraient mentionné son identité.

  – Nous venons pour parler de votre mari, dit-il.

  Elle jeta un coup d’œil à Michel qui l’accompagnait et n’avait pas brandi de carte – et pour cause – et recula dans l’appartement d’un air craintif.

  – Je ne sais rien, dit-elle.

  – Vous n’avez rien à craindre, tenta de la rassurer Vincent, nous cherchons juste à comprendre certaines choses.

  Elle haussa les épaules et ils la suivirent dans le salon.

  Un gamin ouvrit une porte dans le couloir et passa la tête pour regarder ce qui se passait. Les apercevant, il s’empressa de la refermer aussitôt.

  La femme se tenait debout dans la salle à manger, appuyée sur le dossier d’une chaise de l’autre côté de la table encombrée de journaux et d’une boîte d’où émergeait un nécessaire de couture. Dans un coin, une vieille télé débitait de l’interview de complaisance. Elle baissa le son et jeta la télécommande sur un canapé qui avait connu des jours meilleurs.

  – Ce ne sera pas long, dit Vincent avec un sourire. Nous pouvons nous asseoir ?

  Elle haussa à nouveau les épaules et se laissa tomber sur la chaise qui la soutenait, comme si elle n’était pas chez elle mais dans un commissariat.

  Les deux hommes s’assirent à leur tour. Vincent posa les mains sur la table et se pencha vers elle en une attitude qu’il voulait amicale, tandis que Michel demeurait droit sur sa chaise, à la regarder.

  – Nous voudrions que vous nous parliez de votre mari, dit Vincent. Nous cherchons à comprendre pourquoi il a été tué et par qui.

  Elle jeta un regard furtif à Michel avant de lui répondre :

  – Je ne sais rien. Il ne me parlait pas de ses affaires. Et puis, il sortait de prison, on n’a pas eu beaucoup l’occasion de causer depuis un an.

  – Il était en prison pour recel ? Qu’est-ce qu’il avait recélé ?

  – Vous devez le savoir, c’est dans son dossier.

  – Je suis nouveau sur l’affaire, je n’ai pas encore eu l’occasion de l’étudier. Faites comme si je ne savais rien. Et désolé si nos collègues vous ont déjà posé les mêmes questions.

  – Des voitures. Trois voitures. Il n’a pas voulu dire de qui il les tenait. Et comme c’était pas la première fois…

  Si Kervalec n’avait pas voulu dénoncer ses complices, la piste du seul règlement de compte devenait caduque.

  – Vous avez une idée de qui pouvait lui en vouloir au point de le tuer ?

  Elle jeta un nouveau regard inquiet en direction de Michel, comme surprise par son silence et son immobilité, avant de répondre.

  – Aucune, sinon je l’aurais dit à vos collègues.

  – Bien sûr. Mais cherchez bien dans votre mémoire. Un vieux différend, une affaire qui aurait mal tourné, un complice qui aurait eu des raisons de se croire doublé…

  – Je vous dis que j’sais pas ! Yvon maquillait peut-être une voiture de temps en temps, mais c’était pas un gangster.

  – On a pourtant retrouvé une arme chez vous.

  – Je savais pas qu’elle était là.

  – Possible, mais il avait cette arme dans ses affaires. Il se sentait menacé ?

  Elle eut une grimace qui pouvait passer pour un oui ou pour un non, plus vraisemblablement pour un « j’sais pas ».

  – Et en prison, il s’était fait de nouveaux copains ?

  – Comment vous voulez que je sache ? Faudrait demander aux gardiens, c’est un peu vos collègues, non ?

  Vincent n’apprendrait rien d’elle. Si elle savait quelque chose, elle demeurait fermée comme une huître et ne ferait rien pour les aider. Il décida qu’il était temps de passer à la question qui l’intéressait vraiment. Il avait suffisamment fait diversion jusque-là pour que cette femme ne comprenne pas qu’il s’agissait enfin du vrai problème le concernant.

  – On a trouvé une culotte et des photos d’une femme dans le bureau de votre mari. Vous savez d’où elles proviennent ?

  – Vous croyez qu’il me parlait de ça ?

  – Vous pensez qu’il avait une liaison avec cette femme ?

  – C’est possible, qu’est-ce que j’en sais ? Faudrait peut-être interroger le mari, si elle était la maîtresse d’Yvon ça fait un bon mobile, non ?

  – On s’en occupe, madame, on s’en occupe. Mais vous, vous n’avez jamais vu cette femme ?

  – Je sors pas beaucoup.

  Vincent promena son regard sur le capharnaüm qui l’entourait. Le fait qu’elle ne sorte pas de chez elle ne s’expliquait certainement pas par sa passion du ménage.

  – Votre mari avait des maîtresses ?

  Elle haussa à nouveau les épaules.

  – J’y ai jamais
demandé.

  Vincent comprit qu’il ne tirerait rien d’elle. Sur aucun point. Elle ne souhaitait pas collaborer et, même si elle savait quelque chose, elle le garderait pour elle. Cette démarche avait été inutile. Il sortit un calepin de sa poche.

  – Bien, une dernière précision et nous vous laisserons tranquille. Je voudrais quelques noms.

  – Des noms ? Des noms de quoi ?

  – Ses copains, le bistrot qu’il fréquentait…

  – J’ suis pas une donneuse.

  Vincent soupira.

  – Je ne vous demande pas de dénoncer quelqu’un, je veux juste des noms de personnes qui le connaissaient et à qui il aurait pu parler, raconter des choses qu’il ne vous aurait pas dites à vous…

  – Il fréquentait personne. Juste les gars qui travaillaient avec lui au garage. Mais j’ai pas leurs adresses, c’est vos collègues qui ont emporté tous les papiers.

  Bien sûr. Elle ne connaissait pas les employés de son mari, qu’elle devait fréquenter depuis une bonne vingtaine d’années. Vincent renonça.

  – Et son bistrot préféré ?

  – Des fois, il allait au Catalan, c’est au coin de la rue.

  Un bistrot qu’ils auraient visité de toute façon. On ne pouvait pas dire que la veuve Kervalec se montrait disposée à coopérer.

  – Vous savez pourquoi nous sommes ici ? demanda soudain Vincent.

  Elle leur jeta à tous les deux un regard effrayé, comme si la conversation venait de prendre un tour nouveau.

  – N… Non, pourquoi ?

  – Parce que votre mari est mort et que nous essayons de découvrir qui l’a tué, martela Vincent. Mais j’ai l’impression que vous vous en fichez et que vous n’avez pas envie qu’on arrête l’assassin !

  – J’sais rien, qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? Faites votre boulot et venez pas emmerder les honnêtes gens chez eux ! Je suis veuve, bon Dieu ! Vous pourriez faire preuve d’un peu plus de respect pour mon deuil !

  Vincent se leva. C’en était plus qu’il ne pouvait supporter. Michel l’imita aussitôt.

  – Excusez-nous de vous avoir dérangée, dit Vincent. Nous allons vous laisser.