Au pays des ombres Page 6
Ils quittèrent la pièce, abandonnant cette femme à son mutisme. Au dernier moment, Michel se retourna :
– Surtout, si quelque chose vous revient…
– J’sais rien. Je peux rien dire.
Il hocha la tête.
– Si vous le dites… En tout cas, souvenez-vous que nous ne sommes pas loin.
Elle les raccompagna jusqu’à la porte.
– J’sais rien, répéta-t-elle une dernière fois en refermant derrière eux.
Les deux hommes firent quelques pas dans la rue, en direction du Catalan dont l’enseigne se découpait au carrefour.
– Cette garce ne veut rien dire ! maugréa Vincent.
– Elle ne sait peut-être rien.
– Si, elle sait quelque chose. Mais elle est terrifiée.
– Cela ne veut pas dire qu’elle sait quelque chose. Son mari s’est fait descendre. Soit elle connaît l’assassin et a peur de lui, mais le livrer à la police lui permettrait d’échapper à la menace. Soit elle l’ignore et elle est terrifiée à l’idée qu’il revienne ici la flinguer si la mort de Kervalec ne lui a pas suffi.
– On n’est quand même pas à Chicago.
– Ces gens-là vivent à Chicago. Et leurs rapports avec la police sont tels qu’ils ne peuvent envisager de faire appel à elle pour les protéger. D’ailleurs, à supposer qu’elle dénonce le meurtrier si elle le connaît, il va prendre combien ? Dix ans ? Sorti dans six ! Si c’est un vrai méchant du genre revanchard, il prend un taxi à la porte de la Santé et se fait conduire ici. Deux heures plus tard, toute la famille est morte.
– Tu y vas un peu fort, ça ne se passe pas souvent comme ça.
– Mais dans son esprit à elle, c’est ce qui risque d’arriver. Et tu sais très bien que, le cas échéant, le mieux qu’on pourra faire c’est une autopsie. Nous sommes incapables de protéger les témoins sur le long terme. Et elle le sait.
Vincent grommela une réponse inaudible tandis qu’ils arrivaient devant le café où Kervalec avait ses habitudes.
– Fermé, constata-t-il.
– Tu t’attendais à quoi ? On est dimanche.
– Bon, on va tâcher de trouver un bistrot ouvert le dimanche pour s’en jeter un en faisant le point. Je reviendrai ici quand ce sera ouvert et j’en profiterai pour interroger à nouveau la veuve. Elle ne nous a pas dit tout ce qu’elle sait. Il faudra bien qu’elle crache le morceau tôt ou tard.
Mais Vincent ne se berçait pas d’illusions : ils avaient fait chou blanc aujourd’hui, et rien ne disait qu’il aurait plus de chance la fois suivante.
Chapitre Douze
La reprise du travail, le lundi matin, fut assez pénible pour Vincent. Son histoire avait fait le tour de la PJ, et il ne pouvait croiser quelqu’un sans lire dans son regard des interrogations auxquelles il ne pouvait répondre.
Le commissaire Castelan, son supérieur immédiat, avait été plus direct. Il l’avait convoqué dès son arrivée et les deux hommes étaient restés enfermés une demi-heure à discuter de l’affaire. Vincent n’avait aucun problème avec lui. C’était un homme droit et honnête qui l’appréciait, même si, ces derniers temps, il lui avait fait deux ou trois remarques sur l’alcoolisme dans lequel il s’enfonçait. Mais Castelan savait qu’il n’était pas un assassin. Et s’il ne l’avait jamais soupçonné d’avoir tué Alexandra, ce n’était pas pour le suspecter maintenant d’avoir descendu un garagiste inconnu !
Ou presque inconnu. Monnier avait informé Castelan des progrès de l’enquête, et ce dernier n’ignorait rien des indices relevés dans le garage, confirmant l’existence de liens entre Vincent et la victime.
– Donc, tu as arrêté ce type, il y a une vingtaine d’années, et on a trouvé chez lui des photos et des sous-vêtements ayant appartenu à ton épouse ?
Vincent se contenta de hocher la tête, il ne se sentait pas le courage de revenir là-dessus.
– J’ai mis des gens au trou pour moins que ça.
– Je sais. Moi aussi.
– Et Monnier t’a quand même laissé filer ?
– Il savait que je ne pourrais pas aller bien loin avec ma fille. Et puis, il a peut-être connaissance d’un détail que j’ignore.
– Possible. Je vais l’appeler.
– Je ne voudrais pas…
Castelan fit taire ses objections d’un geste de la main.
– Ne t’inquiète pas, je vais faire ça en douceur. Je vais juste l’appeler pour signaler que tu as repris ton poste ce matin, et lui demander si je peux compter sur toi pour les jours qui viennent, ou si tu risques de m’être enlevé du jour au lendemain. Et s’il est d’humeur bavarde, je pourrai peut-être découvrir ce qu’il a dans la manche et quelles sont ses intentions. En attendant, qu’est-ce que tu comptes faire ?
– Enquêter sur ce Kervalec. Je vais reprendre son dossier et voir ce qu’il y a dedans.
– Doucement, hein ? Ne marche pas sur les pieds de Monnier.
– Ne t’inquiète pas, je ne ferai rien qui puisse l’agacer.
– Je compte sur toi. En attendant, rejoins les autres, on va sauter les Gitans.
Vincent regagna la salle principale où toute l’équipe était déjà rassemblée. Une certaine fébrilité avait gagné le groupe. On vérifiait les armes, on étudiait des plans… Bref, on préparait une descente musclée.
– Ah ! Te voilà, fit Gisèle, une petite rousse fluette, et pourtant ceinture noire de karaté et capable de faire mouche à cent mètres. Alors, c’était bien les vacances ?
– En tout cas, elles avaient bien commencé.
– Ouais, intervint Edouard, un grand balaise taillé pour être CRS. Vous échangerez vos souvenirs de plage plus tard. On a du boulot. Les Gitans vont braquer une banque ce matin, à onze heures. On les serre juste après, la main « dans » les sacs. Castelan t’en a parlé ?
– Il m’a juste dit de vous rejoindre et de me préparer.
– Eh bien, équipe-toi vite, mon gars, parce qu’on y va tout de suite.
Vincent vérifia le chargeur de son Glock, hésita un instant avant de ranger l’arme dans son étui de ceinture. On la lui avait rendue après la fin de l’enquête. Il aurait pu l’échanger, mais ne supportait pas l’idée qu’un autre que lui se serve de cette arme avec laquelle sa femme s’était suicidée. Si elle ne pouvait être détruite, qu’au moins il en soit le seul utilisateur. Même si elle avait causé sa mort, il se raccrochait à l’idée qu’elle était l’objet qu’Alexandra avait eu en main à ses derniers instants.
C’est dans cet état d’esprit qu’il remisa l’arme dans son étui, comme un talisman porté à sa ceinture. Il prit deux chargeurs supplémentaires et les glissa dans ses poches. Les Gitans n’étaient pas du genre à se mettre à genoux en voyant les flics. La rencontre risquait d’être chaude !
Chapitre Treize
Vincent faisait équipe avec Gisèle dans une Laguna banalisée, garée à deux cents mètres de la banque. Castelan et les autres étaient regroupés dans divers véhicules disséminés dans les rues avoisinantes. Il était le seul à avoir une vision directe de la banque.
Les truands n’en étaient pas à leur coup d’essai. La brigade en avait dénombré quatre certains et trois probables au cours desquels ils s’étaient déjà fait la main. Mais depuis que leur scénario était au point, ils enchaînaient impunément les braquages au rythme d’un par mois, tous en région parisienne et toujours selon le même mode opératoire : ils volaient deux voitures puissantes, en planquaient une à quelques kilomètres de leur cible, et utilisaient l’autre pour le hold-up, changeant alors de véhicule et se débarrassant du premier en le brûlant. Depuis que les feuilletons télévisés avaient révélé au grand public les moyens scientifiques mis au service des enquêtes policières, les truands avaient compris que brûler un véhicule était le plus sûr moyen d’effacer leurs empreintes.
Cela faisait six mois que Castelan et son équipe surveillaient la bande, après avoir renoncé à tenter de l’infiltrer. Cette option, un temps envisagée, avait dû être abandonnée en raiso
n de la grande méfiance des truands : quatre cousins, se connaissant depuis leur enfance et ne faisant confiance à personne en dehors de leur famille. Paradoxalement, cette entente constituait aussi leur faiblesse. Assurés d’être en bonne compagnie, ils ne prenaient pas de précautions entre eux. La certitude de ne pouvoir être trahis leur donnait un faux sentiment d’invulnérabilité qui les confortait dans leur conviction de pouvoir échapper à la police. À mille lieues de se douter qu’ils faisaient l’objet d’une surveillance étroite, ils n’hésitaient pas à utiliser leurs téléphones portables pour échanger informations et instructions à mots à peine couverts. Et, pour Castelan et son équipe qui les avaient surpris en train de rôder autour de la succursale bancaire depuis trois semaines, les allusions étaient limpides. Aussi, lorsque les quatre cousins avaient volé une BMW et une Mercedes, les policiers avaient vite compris que l’attaque était imminente.
La Mercedes attendait depuis la veille sur le parking d’une gare proche, au milieu d’une centaine de véhicules anonymes. Ce serait leur voiture de repli. Ils se serviraient donc de la BMW pour attaquer la banque !
– Les voilà, souffla Gisèle qui se trouvait au volant de la Laguna.
Une BMW noire passa près d’eux à une allure réduite, tel un requin croisant dans des eaux tranquilles.
Vincent décrocha la radio de bord et avertit le reste de l’équipe que la cible approchait. Gisèle mit le contact et recula, prête à s’engager dans la circulation.
Vincent se contorsionna dans son fauteuil pour adopter une position plus confortable. Son gilet pare-balles le gênait et il s’en serait bien passé, mais Castelan l’aurait aussitôt mis sur la touche.
– On ne bouge pas, ordonna ce dernier dans le haut-parleur de la radio.
Cela ne faisait que confirmer le plan arrêté les jours précédents : laisser le gang procéder au hold-up et coincer tout ce joli monde sur le parking de la gare lors du changement de voiture. En milieu de matinée, ce serait le meilleur endroit et le moment idéal pour les arrêter. Procéder à l’arrestation pendant le hold-up, c’était prendre le risque d’une prise d’otage. Quant à les interpeller avant, c’était leur permettre de jurer durant leur procès qu’ils n’avaient pas l’intention de commettre un quelconque méfait, et qu’ils passaient par hasard devant cette banque à bord d’une voiture empruntée, qu’ils comptaient rendre intacte à son propriétaire quelque temps après. Personne ne serait convaincu par cette défense, mais ils s’en tireraient avec une condamnation de principe.
On visait donc le flagrant délit, seul susceptible de les envoyer à l’ombre pendant quelques années.
– La voiture s’arrête, dit Castelan dans la radio. Un homme reste au volant. Les trois autres descendent. Ils entrent, cagoulés et armés.
Vincent sentit monter l’adrénaline. Cette fois, ils y étaient. Une fois leur coup réussi, les truands avaient trois itinéraires possibles pour gagner leur second véhicule auprès duquel la moitié de la brigade les attendait déjà, mais s’il leur prenait la fantaisie de changer leurs plans, il fallait être prêt à réagir immédiatement. Il leur faudrait alors improviser.
Et ils durent improviser.
– Merde, dit Gisèle.
Vincent releva la tête juste à temps pour voir un fourgon de la Brinks les dépasser. Gisèle avait déjà le micro en main.
– Des convoyeurs de fonds approchent, annonça-t-elle.
Castelan n’hésita pas une demi-seconde.
– Tout le monde en position pour le plan B, dit-il.
Gisèle s’engagea dans la circulation, à cent mètres derrière les transporteurs de fonds. Dans les rues avoisinantes, les deux autres véhicules de la brigade firent de même. Quant à ceux qui stationnaient sur le parking de la gare, ils demeurèrent sur place dans l’attente de nouvelles instructions.
La succursale bancaire se trouvait à la périphérie de la ville, dans un quartier récent. Les immeubles neufs avaient poussé comme des champignons, mais les commerces tardaient à s’implanter et il n’y avait pas d’autre banque à deux kilomètres à la ronde. Les chances pour qu’un convoi de fonds passe par hasard devant celle-ci sans s’y arrêter, étaient inexistantes.
Effectivement, le fourgon s’immobilisa à moins de trois mètres devant la banque, sur l’emplacement qui lui était réservé. Dans la BMW garée à dix mètres de là, le truand au volant s’égosillait dans son portable.
– On les laisse sortir, rappela la voix de Castelan dans le haut-parleur de la radio. Il y a au moins cinq clients là-dedans, plus le personnel.
Gisèle s’arrêta à une cinquantaine de mètres de la banque, manœuvra comme pour se garer en prenant soin de laisser suffisamment de place à Vincent pour qu’il puisse descendre de voiture. Ce dernier sortit son Glock et fit monter une balle dans le canon. Un frisson lui parcourut la nuque et il aurait bien avalé n’importe quoi du moment que cela titrait au moins quarante degrés. Mais il était en mission et, jusqu’à présent, il avait réussi à ne pas boire durant la journée. Ou presque.
Chapitre Quatorze
À l’intérieur de l’agence, les truands avertis par leur chauffeur firent preuve d’un grand sang-froid. Ils dissimulèrent leurs armes et attendirent que les convoyeurs entrent.
Deux agents de la Brinks descendirent du véhicule non sans avoir jeté alentour un regard circonspect. Ils ne remarquèrent rien de suspect. Comme ils venaient chercher des fonds, et non en déposer, ils n’avaient pas encore leurs armes à la main. Sans méfiance, ils franchirent les quelques mètres les séparant de la porte et pénétrèrent dans le sas. Derrière le guichet, un employé pressa le bouton d’ouverture d’un doigt tremblant et les deux convoyeurs entrèrent, inconscients de la menace.
Leur sourire se figea lorsque les deux dernières personnes de la file d’attente se retournèrent vers eux en leur braquant de gros calibres sur le visage.
– Pas un geste, tournez-vous !
Ils obtempérèrent et sentirent qu’on les délestait de leurs armes qui filèrent sur le carrelage jusqu’à un troisième homme qui sortait du bureau du fond, un grand sac de sport dans une main et une Kalachnikov dans l’autre.
Les revolvers rejoignirent le butin dans le sac.
– On s’arrache, dit l’homme qui emportait le magot.
– Attends ! Le fourgon est devant la porte.
– Et alors ? Il ne reste qu’un garde, qu’est-ce que tu veux qu’il fasse ?
– Et si on se faisait le fourgon en même temps ?
Les deux autres n’eurent pas à réfléchir longtemps. Celui qui se trouvait le plus près des deux convoyeurs allongés sur le sol en empoigna un par le col et le remit debout d’une traction. Dans le même temps, il ordonna à son complice :
– Toi, tu restes ici à les surveiller.
L’autre acquiesça, déposa le sac sur le sol près de la porte et se tourna vers les clients et le personnel :
– Vous inquiétez pas, on s’en va dans quelques minutes. Juste une dernière formalité.
Pendant ce temps, les deux autres franchissaient le sas avec leur prisonnier qu’ils jetèrent dehors, et dont le visage alla s’écraser contre la vitre avant du véhicule.
Le chauffeur écarquilla les yeux en voyant son collègue collé au carreau, un 357 Magnum rivé contre le front.
– Ouvre ou on bute tes copains !
L’homme esquissa un mouvement vers le tableau de bord où se trouvait la radio.
– On les bute, je te dis !
Le convoyeur suspendit son geste. Ouvrir allait à l’encontre de tous les règlements, mais le truand maintenait le canon d’un revolver sur la tempe de son collègue et paraissait décidé à s’en servir.
Il fit un signe d’assentiment et se dirigea vers la porte latérale du véhicule. Un cliquetis de serrure et la porte coulissa avec un bruit métallique.
– Jette ton arme.
Le 38 règlementaire atterrit sur le trottoir.
– Bien, maintenant tu prends deux sacs et tu sors avec.
L’homme obtem
péra.
Le truand qui avait parlé jusqu’ici propulsa son otage à l’intérieur du véhicule.
– Aide-le.
Au même moment, le conducteur de la voiture de fuite qui avait compris le changement de plan de ses complices, se gara en catastrophe devant le fourgon et descendit de voiture alors que le premier convoyeur arrivait sur lui. Il ouvrit le coffre.
– Mets ça là-dedans et magne-toi.
L’homme jeta les deux sacs dans le coffre de la BMW et repartit au pas de course vers le fourgon, croisant en chemin son collègue qui arrivait avec un chargement identique. Le troisième convoyeur sortit à son tour de la banque puis fut jeté au sol sous la menace d’une arme, devenant ainsi garant du bon comportement des deux autres.
Chapitre Quinze
Vincent n’en croyait pas ses yeux. Il avait déjà vu des employés de banque vider leur caisse sous la menace d’une arme, mais c’était la première fois qu’il assistait au pillage d’un convoi de fonds par les convoyeurs eux-mêmes.
Gisèle avait rangé leur véhicule à bonne distance de la scène, et ils étaient suspendus à la radio dans l’attente des ordres de Castelan. Pour le moment, la consigne était claire : ne pas bouger tant que les truands détenaient des otages potentiels. Au pire, on les laisserait repartir avec leur nouveau butin pour les arrêter sur le parking de la gare, revenant au plan initial.
Puis tout se mit à déraper.
Le premier convoyeur, celui que les truands avaient contraint à leur ouvrir la porte du fourgon, était remonté dans l’habitacle pour prendre des sacs. Profitant d’un instant d’inattention du gangster qui le tenait en joue, il empoigna un fusil à pompe et jaillit du fourgon en faisant monter une balle dans le canon.
Le truand qui menaçait de son arme l’autre convoyeur, n’eut pas le temps de se retourner. La décharge de chevrotines le cueillit en pleine poitrine, et il fit un bond en arrière avant d’aller s’affaler contre le mur de la banque. Déjà, le convoyeur retournait son fusil vers le gangster le plus proche.