Au pays des ombres Page 7
– On fonce ! gueula Castelan dans le micro.
Gisèle enclencha la première et la sirène du véhicule dans le même mouvement. La voiture bondit sur le trottoir qu’elle remonta à toute allure tandis que les gangsters ripostaient au tir du convoyeur qui se mit à tressauter sous les impacts de balles.
Arrivée à vingt mètres du fourgon, Gisèle fit partir la voiture en dérapage contrôlé tandis que le convoyeur s’effondrait. Son fusil, soudain devenu trop lourd, lui échappa des mains. Vincent s’éjecta avant même l’arrêt de la voiture et braqua le malfaiteur le plus proche.
– Jette ton arme et couche-toi ! Maintenant !
Le quatrième gangster jaillit de la banque, alerté par les détonations et les sirènes. Sa Kalachnikov pivota en lâchant une rafale mais le sac qu’il portait l’empêchait de tenir correctement le fusil d’assaut, et Vincent entendit les balles se perdre en sifflant au-dessus de sa tête. Il braqua son Glock, dérisoire face à la puissance de feu adverse.
– Lâche ça !
Le truand abandonna le sac contenant le butin, et sa main gauche vint se caler sous le fût de la Kalachnikov. Vincent vit le canon pivoter vers lui, des flammes en jaillir…
L’impact lui déchira la poitrine et le souleva de terre. L’instant d’après, il percutait le sol et se retrouvait couché sur le dos, une douleur abominable lui cisaillant le thorax. Très loin de là, lui semblait-il, des coups de feu claquaient et Gisèle hurlait :
– Couche-toi, salaud, ou je te plombe !
Puis un voile passa devant ses yeux et il lutta pour ne pas s’évanouir. Il voulut se redresser, mais sa poitrine lui faisait un mal de chien et il pouvait à peine respirer. Des sirènes hurlaient, des détonations éclataient, sporadiques. Les aboiements de la Kalachnikov s’étaient tus. Apparemment, Gisèle avait atteint sa cible.
Vincent la vit soudain s’accroupir près de lui. Elle lui jeta un regard rapide, avant de retourner son attention vers les autres gangsters qu’elle n’avait cessé de braquer.
– Ça va ?
Vincent grimaça, parvint à aspirer enfin une goulée d’air.
– J’ai connu mieux, souffla-t-il.
– Tu ne saignes pas. Ton gilet a dû faire son boulot.
Il porta la main à sa poitrine et découvrit deux traces d’impacts sur le gilet.
Les coups de feu avaient cessé mais les sirènes continuaient de hurler. Vincent se redressa avec difficulté, meurtri, avec la sensation d’avoir pris un semi-remorque en pleine poitrine.
Gisèle se releva et lui tendit la main pour l’aider à se remettre debout, sans quitter des yeux les Gitans qui, à présent, étaient tous allongés sur le trottoir.
– T’es dingue, souffla-t-elle. S’il t’avait collé une balle dans la tête, ton gilet n’aurait pas servi à grand-chose. Tu cherches à te faire tuer ?
Puis elle partit sans attendre la réponse pour passer les menottes au truand le plus proche.
Castelan était près de celui qui devait piloter la voiture de fuite. L’homme était couché sur le sol, déjà immobilisé. Pour ses deux autres complices, les menottes étaient inutiles : ils étaient morts. Il confia la garde du survivant à un de ses adjoints et s’approcha de Vincent.
– Ça va ?
Celui-ci récupéra son arme tombée à terre. Cet effort lui arracha une grimace de douleur.
– Ça ira. Ça aurait pu être pire.
– Hé, t’es plus en vacances ! Pourquoi tu n’as pas tiré ?
Vincent haussa les épaules, incapable de répondre. Il avait failli se faire descendre. Plus grave, par sa faute, Gisèle aurait pu être tuée. Si elle n’avait pas plombé le type à la Kalachnikov, la rafale suivante aurait pu la couper en deux. Il s’approcha du truand couché les bras en croix sur le trottoir, deux trous au niveau du cœur. Du pied, il écarta le fusil d’assaut. L’homme ne s’en servirait plus jamais, mais c’était un réflexe de prudence enseigné par des années de pratique. Le convoyeur qui avait utilisé le fusil à pompe était mort, lui aussi. Ses deux collègues paraissaient sonnés.
– Vincent, Louis, vous sécurisez le périmètre jusqu’à l’arrivée des renforts !
Les sirènes se turent une à une et Vincent remisa son arme, se demandant pourquoi il ne s’en était pas servi. C’était une question que Castelan ne manquerait pas de lui poser lors du débriefing. Il se retourna, vit ses collègues embarquer les deux truands survivants dans les voitures qui démarrèrent aussitôt. Ceux qui demeuraient sur place commencèrent à procéder aux constatations, impacts de balles, repérage et décompte des douilles, recensement des témoins…
La vie reprenait. Vincent se frotta pensivement la poitrine.
Chapitre Seize
Castelan était furieux. Il avait contrôlé sa colère durant toute la matinée et une partie de l’après-midi, mais dès que Vincent franchit la porte de son bureau, il lui laissa à peine le temps de la refermer avant d’exploser :
– Qu’est-ce qui s’est passé, bon Dieu ? Je t’ai vu sortir de la voiture, arme au poing, et puis tu as disparu derrière le fourgon. Et j’ai vu ce type tourner sa Kalachnikov vers toi et prendre tout son temps pour tirer. Je ne pouvais pas intervenir à cause d’un convoyeur qui se trouvait entre nous. J’ai cru qu’il t’avait tué. Et finalement c’est Gisèle qui a dû le fumer ! Qu’est-ce que tu attendais, bon Dieu ?
Vincent haussa les épaules.
– Ça s’est passé très vite.
– Très vite, à d’autres ! Tu avais tout le temps de tirer dès que tu es descendu de voiture. Tu avais une ligne directe ! Putain, Vincent, qu’est-ce qui t’arrive ? J’ai connu une époque de ta vie où ce type n’aurait pas eu la moindre chance de bouger le petit doigt. Et là, non seulement tu manques de te faire descendre, mais tu mets la vie de ta coéquipière en danger.
C’était ce qui perturbait le plus Vincent. Son immobilisme avait laissé au truand le temps de se reprendre et de tirer. Une balle perdue aurait très bien pu atteindre Gisèle ou un passant.
– Je ne suis peut-être plus fait pour ce métier.
– Arrête tes conneries. Tu vas te reprendre. Je sais que tu as eu des problèmes, et je compatis, mais ça remonte à un an, il faut que tu fasses ton deuil. La vie continue, tu as des responsabilités, tu dois les assumer. Tu étais ivre, ce matin ?
Vincent secoua la tête.
– Non, je n’avais rien bu. Je te le jure.
Parole d’ivrogne, Castelan n’avait aucune raison de le croire. Même si c’était vrai.
– Bon, admettons. Qu’est-ce qui ne va pas, alors ? C’est l’histoire de ce type assassiné près de chez toi qui te perturbe ?
– Y’a de ça, et un tas d’autres trucs. C’est assez compliqué pour moi en ce moment, mais ça va s’arranger.
– J’espère, parce que sinon je ne pourrais pas te garder. Je n’ai pas les moyens d’avoir un homme qui met la vie de ses collègues en danger. C’est clair ?
Vincent acquiesça. C’était très clair et il comprenait la position de Castelan. Le groupe comptait neuf personnes, chacune devait pouvoir s’appuyer en toute confiance sur les autres. Qu’un maillon fasse défaut et toute l’équipe en pâtirait.
– Tu vois toujours la psy ?
Après le décès de son épouse, Vincent avait été orienté vers la psy qui apportait son soutien aux policiers victimes de traumatismes. Elle ne lui avait pas été d’un grand secours, et il lui avait vite préféré les services de Jack Daniel et Johnny Walker.
– La psy, pour ce que ça sert…
– Tu ferais bien de reprendre quelques séances avec elle. Savoir que tu fais des efforts m’encouragerait à te garder. De toute façon, avec ce qui vient de t’arriver aujourd’hui, tu ne coupes pas au moins à une séance.
Vincent émit un grognement qui pouvait passer pour un consentement, mais, au fond de lui-même, il savait qu’il ne retournerait pas voir cette femme qui prétendait que son chagrin causé par la perte de son épouse, remontait plutôt à la nature de ses relations avec sa mère, à une époque de
son enfance dont il n’avait conservé aucun souvenir.
– Cela dit, constata Castelan d’un ton quelque peu radouci, je ne vais peut-être pas avoir à me poser la question de te garder ou non. Je viens d’avoir Monnier. Il risque de prendre la décision à ma place.
– Qu’est-ce qu’il t’a raconté ?
– …Que pour l’instant, il n’a qu’un seul suspect, et que c’est toi.
– S’il faisait son boulot…
– Il le fait. Et moi, à sa place, il y a longtemps que je t’aurais fait mettre en examen.
– Qu’est-ce qu’il attend, alors ?
– Je l’ignore. J’ai évoqué la question à mots couverts, pour ne pas lui donner d’idées, et j’ai bien l’impression qu’il compte le faire d’ici huit à dix jours au plus tard.
– Pourquoi pas avant ?
– Je pense qu’il veut mettre toutes les chances de son côté. Comme il a affaire à un flic, il souhaite éviter la mauvaise pub si possible, et surtout la faute de procédure dans laquelle tu t’engouffrerais pour t’en tirer.
– Donc, dans une semaine, je me retrouve au trou ?
– Peut-être pas au trou, mais mis en examen, certainement.
Vincent quitta le bureau de Castelan en ruminant cette perspective. Il lui restait une semaine pour faire la preuve de son innocence s’il ne voulait pas se retrouver devant un juge. Il regagna son bureau et consulta la fiche des antécédents d’Yvon Kervalec. Elle ne contenait pas grand-chose. Deux ou trois histoires de recel lui avaient valu de la prison avec sursis, jusqu’à l’affaire de l’année dernière : trois voitures volées dans son garage, qu’il était en train de maquiller quand la police avait débarqué. Il avait refusé de livrer ses complices, ce qui avait agacé les juges, et il s’était retrouvé derrière les barreaux, pour de bon cette fois.
Vincent secoua la tête. Un an plus tard, Kervalec était libre, et la première chose qu’il faisait c’était de foncer chez lui, sur son lieu de vacances, où il se faisait descendre.
Qu’est-ce qu’il pouvait lui vouloir de si urgent qui ne pouvait attendre son retour ?
De nouveau, Vincent se heurtait au mystère des liens qui pouvaient bien les unir. Et avec Alexandra ? Malgré les photos trouvées dans le garage, Vincent ne voulait toujours pas croire à un banal adultère de la part de sa femme. Surtout pas avec un type comme Kervalec. Il se leva et rafla son blouson. La journée tirait à sa fin, et le gang des Gitans mis hors d’état de nuire donnait un peu d’air à toute la brigade qui pouvait enfin décompresser.
– Tu t’en vas ? demanda Gisèle.
– Oui.
– Et si Castelan te demande ?
– Dis-lui que je suis allé voir la psy, ça lui fera plaisir.
Chapitre Dix-Sept
Cette fois, le bar où Kervalec avait ses habitudes était ouvert. Vincent y entra, s’accouda au comptoir et commanda un whisky. Tout en sirotant son verre, il détaillait les consommateurs. Il était dix-huit heures à peine, et la salle était à moitié pleine de clients, des ouvriers pour la plupart, qui venaient ponctuer avec un ballon de rouge ou un pastis une journée bien remplie.
Rien que de très honnête.
Vincent sortit sa carte et la tapota sur le comptoir, à côté de son verre. Le patron soupira :
– Si c’est pour le garagiste, vos collègues sont déjà passés.
– Je recoupe les informations. Vous le connaissiez bien ?
– Pas plus que ça. Il venait prendre son pastis avec des copains presque tous les soirs, mais ça s’arrêtait là.
– Deux commerçants quasiment voisins, et vous n’étiez pas amis ?
Le cafetier prit du recul et appuya ses deux mains sur son comptoir comme pour mieux marquer la distance qui le séparait du garagiste.
– Non, on ne se fréquentait pas. Je tiens un café honnête, moi. Vous pouvez vérifier, j’ai pas de machines à sous, mon vin n’est pas coupé et je ne récupère pas les fonds de verre pour les resservir.
– Vous saviez qu’il était receleur ?
– Vos collègues me l’ont dit.
– Mais avant ça ? Si vous ne vouliez pas le fréquenter, vous deviez avoir vos raisons, non ?
– Je le soupçonnais d’être pas clair. Ça me suffisait pour prendre mes distances.
– Vous l’avez vu ici avec une femme ?
– Oh, y’en avait deux ou trois dans le groupe qu’il rejoignait parfois. Une qui travaille au Monoprix, une autre…
– Non, je veux dire une relation personnelle, une femme avec laquelle il serait venu seul.
– Peux pas dire…
Vincent hésita. Puis, humilié mais décidé à boire la coupe jusqu’à la lie, il prit son portefeuille et en sortit une photo d’Alexandra.
– Cette femme, ça vous dit quelque chose ?
Le cafetier examina la photo.
– Jolie fille ! Malheureusement, elle n’est jamais venue ici. Je m’en serais souvenu.
Vincent remit la photo dans sa poche, soulagé mais guère plus avancé. Il n’y croyait pas de toute façon. Si Kervalec avait eu une liaison avec Alexandra, il ne se serait certainement pas montré avec elle dans le café qui se trouvait à deux pas de chez lui.
– Parmi ses fréquentations, vous n’avez rien remarqué d’anormal, ces derniers temps ?
– Ces derniers temps, comme vous dites, il était au trou.
Vincent retint un soupir d’exaspération.
– Avant cela, alors. Il y a un an, avant qu’on l’envoie au trou.
Le cafetier haussa les épaules.
– Pourrais pas dire. On ne se fréquentait pas, c’est clair ?
– Bon, qui le fréquentait ?
Le cafetier hésita.
– Pour quelqu’un qui n’a rien à cacher, vous ne semblez pas très coopératif.
– Hé, je réfléchis. Vous pouvez peut-être interroger Bob.
– Et il est où, ce Bob ?
– Là-bas.
D’un mouvement de tête, le cafetier désigna un client attablé seul devant un pastis, au fond de la salle.
– On progresse. C’est bien.
Vincent vida son verre et s’écarta du comptoir pour aller interroger Bob. Ce dernier, comprenant que son tour arrivait, vida son verre d’un trait, posa quelques pièces sur la table et se leva comme s’il s’apprêtait à partir. Vincent l’intercepta alors qu’il se faufilait entre deux tables en direction de la sortie.
– Vous avez deux secondes ?
– C’est que je suis pressé.
– Si vous n’avez pas deux secondes, vous avez peut-être quarante-huit heures ? Je vous embarque, si vous préférez…
Résigné, Bob fit demi-tour tandis que Vincent faisait signe au patron de renouveler leurs consommations.
– Reprenons à zéro. Bonjour Bob.
Celui-ci grogna quelque chose qui ressemblait à un salut. gé d’une quarantaine d’années, il était vêtu d’une salopette bleue maculée de cambouis sur laquelle il avait enfilé une veste grise. Une casquette plate dissimulait mal une calvitie bien avancée.
– C’est Bob comment, au fait ?
– Robert Galland.
– Eh bien, Robert, vous venez souvent ici ?
– C’est interdit ?
– Inutile d’être agressif, je n’ai rien contre vous. Pour le moment du moins. Maintenant, si vous me posez des problèmes, moi aussi je peux devenir agressif. C’est clair ?
Galland opina avec résignation.
Le cafetier vint poser leurs deux consommations que Vincent régla aussitôt. Galland en parut rasséréné.
– D’où connaissiez-vous Yvon Kervalec ?
– Je l’ai rencontré ici. Il était garagiste, je suis mécano. On a sympathisé, c’est tout.
– Vous travailliez pour lui ?
– Jamais !
Galland avait lâché ça comme pour se dédouaner de tout rapport avec le receleur.
– Vous le voyiez, en dehors d’ici ?
– Jamais non plus.
– Vous ne l’avez
jamais croisé en ville ?
– C’est peut-être arrivé une fois ou deux, mais sans plus.
– Est-ce qu’il vous a paru nerveux, ces derniers temps ?
– Je ne l’ai pas revu depuis qu’on l’a envoyé en prison.
– Et avant cela ?
– Ça fait plus d’un an.
– Oui, mais c’est ce qui m’intéresse. Il y a un trou d’un an dans sa vie, c’est la prison. Il en sort et il se fait tuer. Donc, soit c’est à cause de quelque chose qui s’est passé en prison, et mes collègues enquêtent de ce côté-là, soit la cause est à chercher ailleurs, il y a plus d’un an. Alors ?
– Alors, alors… rien.
– Vous êtes sûr ?
Galland réfléchit, comprenant qu’il ne s’en tirerait pas aussi facilement. Une lueur apparut dans son regard, et Vincent sut qu’il avait mis le doigt sur quelque chose.
– Oui ?
– Je ne sais pas si ça a un rapport…
– Dites toujours, je verrai bien.
– C’était quelques semaines avant qu’il soit arrêté. Il était nerveux. Irritable.
– Ce qui ne lui ressemblait pas ?
– Vous avez vu son physique ? C’est le genre de type à qui on colle des baffes dans les films. Il évitait de se fâcher avec les gens.
Vincent se remémora le petit bonhomme étendu dans le caniveau, avec ses vêtements au rabais et sa minuscule tête de fouine. Effectivement, pas le genre à faire le coup de poing.
Et dire que cet homme avait des photos d’Alexandra… Non, ce n’était pas possible.
– Donc il était nerveux. Pourquoi ?
– Je ne sais pas. Il disait qu’un truc comme ça c’était impardonnable, parlait de se venger.
– Se venger de qui, de quoi ?
Galland haussa les épaules.
– Je ne sais pas, je lui ai posé la question mais il n’a pas voulu répondre. Il s’est levé et il est parti. Dans les semaines suivantes, j’ai bien vu qu’il continuait à être perturbé mais il n’a plus jamais abordé le sujet. Et puis un jour, il n’est plus venu. On aurait dit qu’il se cachait.
– Il a disparu ?
– Non, il était chez lui. Il travaillait dans son garage, mais il n’en sortait plus. Ça a duré quelque temps et vos collègues sont venus l’arrêter. J’ai pensé que c’était de ça qu’il avait peur, il savait qu’il était surveillé par la police.